PDF

Qu'attendre de ces "psys-là"?

"Quand deux choses ne vont pas ensemble, croire à toutes les deux, et avec l'idée que quelque part, il en existe une troisième, occulte, qui les unit, c'est ça, la crédulité."
Umberto Eco "Le Pendule de Foucault".

"But where shall we find the evidence of hesitancy or bewilderment, the avowals of sheer ignorance, the sense of groping and incompleteness that is commonplace in an international congress of, say, physiologists or biochemists? A lava-flow of ad hoc explanations pours..."
Peter Medawar: "Pluto's Republic", p.68.
Oxford University Press 1983 ISBN 0-19-217726-5

("Mais où sont les signes des hésitations, de la perplexité, les aveux de complète ignorance, l'impression de tâtonnement et d'inachèvement qui sont la banalité d'un congrès international, par exemple de physiologistes ou de biochimistes? Un torrent d'explications ad hoc se déverse...")

La "Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale" prévoit un "Congrès européen francophone" (Colloques et Conférence, Bruxelles 7/11 - 9/11 / 2002) sur le thème:

Penser la psychose
Du traitement à l'accompagnement

Si l'on se fie au titre, on peut considérer qu'il s'agit en quelque sorte d'une suite bruxelloise donnée à trois "Journées d'études", trois séances consacrées au même thème par l'Association Française de Psychiatrie, et qui s'étaient tenues dans un château à Saint-Etienne (France) en 2000, 2001 et, dernièrement, le 27 avril 2002.

A en croire les quelques lignes de l'annonce (du Directeur de la Ligue?) "Le projet du Congrès est de réintroduire vigoureusement (sic) l'idée du repérage et du déchiffrage nécessaires de la psychose pour penser le traitement, mais également l'accueil et l'accompagnement des sujets psychotiques..."

D'emblée, malgré son style typiquement et laborieusement ampoulé, voire abstrus, malgré une logique quelque peu décousue ou tortueuse pour le moins, cette petite introduction annonce, néanmoins sans détours, les intentions des organisateurs au travers de plusieurs affirmations caractéristiques du crédo "psycho-anencéphale". On s'apprête à répéter et à célébrer, une fois encore, pour la plus grande autosatisfaction de tous les participants, le rituel bien rodé de la liturgie psychodynamique, désincarnée et immatérielle, virtuelle, purement spéculative et onirique.

Il paraît, à nouveau, que l'emploi du DSM IV trahirait un simple "souci de performance, bien dans l'air du temps" (?) en relation avec les "mutations socio-économiques" et les "transformations de la norme" (sic).

Il paraît, à nouveau, que l'on doive déplorer la place considérable que la psychiatrie contemporaine ferait au "tout symptomatique" et au "tout biologique". Il semblerait qu'il faille regretter "l'avènement des neuroleptiques, la recherche pharmacologique et la poussée des sciences cognitivo-comportementales" parce qu'elles auraient "eu pour effet d'encourager des approches cliniques centrées sur le symptôme, au détriment du temps propre à l'écoute et à l'élaboration psychique inhérentes au courant psychodynamique".
Sans doute peut-on soupçonner que le temps aurait été réduit, qui était "propre à l'élaboration psychique", mais on peut aussi se demander si cette dernière ne consisterait pas qu'en un pur délire interprétatif émanant du thérapeute, suscité, suggéré, encouragé et orienté par lui, auquel cas son abandon pur et simple ne pourrait qu'être considéré comme un réel progrès fort souhaitable, trop longtemps différé...

Tout porte à croire que "l'écoute" dont se targue le psychodynamicien, particulièrement précieuse par sa sélectivité préconçue, n'est, en réalité, que celle qu'il consacre à ses propres résonnances intimes, lorsque les discours de ses patients les évoquent et les réveillent en lui. Et il peut alors faire passer les exhumations de cette introspection médiate et inavouée pour ce qu'il appellera "repérage" et "déchiffrage" de la psychose: opérations commodément indéfinissables, qu'on veut auréolées de mystère pour en préserver le faux prestige dont le magicien se pare, mais simples ficelles ou trucs de "métier", de toutes façons dénués de sens et d'utilité thérapeutique parce que basés sur des malentendus et des quiproquos. Ces derniers sont intentionnels, et les noms dont on les affuble ne peuvent être que des impostures pseudo-intellectuelles délibérées.

Il paraît, en effet, que "la psychose est trop souvent présentée comme un déficit, du fait de sa marque handicapante, douloureuse, parfois dérangeante. C'est dommage et injuste. Il y a aussi à la considérer comme la réponse et la position de celui qui est débordé par sa condition d'être au monde."
Qu'est-ce donc que "la marque handicapante, etc., de la psychose"? "La psychose" ne constitue-t-elle pas déjà, par elle même, un handicap suffisant pour sa victime, sans que le prétendu thérapeute doive encore y voir et désigner une marque? Sous le couvert de la dénoncer, qui parle ici d'injustice pour aussitôt la commettre lui-même?
Heureusement, fort souvent, les poètes ratés mais impénitents succombent à la tentation de surenchère de leurs envolées lyriques (de feuilletons pour vieilles jeunes filles éprises de romanesque, chlorotiques alanguies et nostalgiques de siècles révolus). Souvent aussi, ils rachètent par le ridicule l'ennui que leur prose distille. Cette tentation à laquelle ils semblent incapables de résister, elle leur fait oublier le sens des métaphores qu'ils "élaborent". Ils se retrouvent alors, comme ici, pataugeant dans de réjouissantes tautologies. La "condition d'être au monde", n'est-ce pas notre condition humaine commune à tous et un banal lieu commun très éculé? Et lorsque certains d'entre nous sont "débordés par elle" (?!), ne donnent-ils pas l'illustration exemplaire d'un déficit de nos capacités (tout récipient qui déborde, - combien trivial mais tonique et salutaire dans ce contexte! - n'est-ce pas, précisément, un récipient en "déficit de contenance"?)

On nous dit qu'il faut tenter de "penser la psychose autrement" et, en même temps, utilisant un vocabulaire maladroitement emprunté à cette "technologie" moderne que pourtant, sous prétexte "d'humain", on dénonce sans cesse et partout et qu'on rejette sans l'avoir assimilée, on nous propose un lieu commun usé jusqu'à la corde, qui n'apprend rien à personne, qui n'apporte rien, surtout pas du neuf: "La psychose elle-même est à comprendre comme une modalité de traitement du réel".
Tous, psychotiques ou non, nous vivons plongés dans le réel, même si certains voudraient parfois l'oublier et nous en faire douter. Et, psychotiques ou non, nous savons bien que nous ne pouvons qu'interagir avec le réel (le subir et y réagir, c'est-à-dire le "traiter"), sauf par exemple à postuler, par une hypothèse de roman de science-fiction, que nous vivrions dans un monde "d'une autre dimension". Chez les non psychotiques, l'interaction avec le réel fonctionne plus ou moins bien - pour mémoire, signalons qu'elle passe quand même par notre cerveau - ; chez les psychotiques, certains rouages cérébraux de cette interaction manquent ou sont détériorés.

Il paraît encore que "Désespérée, cocasse, énigmatique ou folle, cette réponse a toujours un sens qui mérite qu'on s'y attache." Par ces qualificatifs résumant des conventions simplistes, reflets de la satisfaction suffisante engendrée par une pacotille d'idées reçues et mal digérées, l'auteur de cette phrase trahit son parti-pris fondamental d'ignorance des psychotiques eux-mêmes (son dédain de tout savoir réel à leur sujet), bien plus qu'il ne parvient à nous convaincre qu'il aurait une vision (ce qu'il appellera sa "pensée"!) seulement plausible de "la psychose". Mais il exprime, enfin! l'affirmation péremptoire à laquelle il fallait s'attendre:

cette affirmation n'est autre que la vérité révélée sur laquelle repose le culte d'une certaine "psychologie" intuitive et spéculative, pour tout dire c'en est le dogme central. C'est le fameux, l'éternel, le fascinant mythe du sens caché, le mythe des énigmes (petites et grandes) à décrypter, le mythe du sens (du monde, des choses, de la vie, etc.) qui toujours resterait à découvrir. C'est ce mythe que cultivent aussi, par exemple, les thuriféraires de nombreuses sectes et de groupuscules à préoccupations ésotériques plus ou moins occultes, mythe dont ils se délectent sans jamais se lasser de s'en mystifier, eux-mêmes pas moins que les "profanes" à qui ils proposent d'en dévoiler leurs interprétations (contre P.A.F. idoine, cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant).

Pourtant, à peine une ligne plus loin, la mention d'un "dialogue avec l'insensé" échappera à la vigilance du présentateur et suggèrera, de sa part même, un doute sur l'existence de ce sens crypté qu'il postule chez le psychotique; dans ce cas, ne serait-ce qu'un lapsus révélateur aussitôt réprimé?
Plus justement, le "dialogue avec l'insensé", à moins d'y voir le rite sacramentel d'une religion révélée, ne serait-ce pas plutôt un magnifique exemple d'absurdité éclatante et resplendissante, un nouvel échantillon de verbiage, un oxymoron se croyant flamboyant, peut-être destiné à éblouir (aveugler) les jobards?

Seules les religions révélées peuvent légitimement prétendre dévoiler ce qu'elles appellent le sens, parce qu'elles n'ont recours pour cela qu'à la foi des croyants qui, à elle seule, suffit à assurer la vérité du dogme. La plupart des religions révélées n'éprouvent plus aujourd'hui le fallacieux besoin de démontrer leur vérité. A partir de cette vérité, le sens de l'univers, des choses, de l'homme, de la vie, etc., les religions proclament les connaître et les proposent à leurs croyants qui n'ont plus qu'à y croire et à s'y conformer aussi docilement que possible, mais aussi sans questionnement difficile et inconfortable.
Quant aux agnostiques et incroyants, leur position est plus difficile. Ils savent que le sens des choses n'existe pas en soi mais qu'il n'est que le reflet du besoin que les hommes et femmes en éprouvent. Ils savent que ce besoin de sens est le propre de la nature humaine. Mais ils savent aussi que l'esprit humain ne reçoit vraiment ni ne "trouve" le sens inexistant des choses; c'est lui-même qui, en le créant, le leur confère. C'est en ce difficile travail de création, jamais terminé, que réside la grandeur de la condition humaine, le sens de la vie de chaque homme, de chaque femme. Et cette tâche ardue, elle est individuelle et très personnelle, ce qui veut dire qu'elle ne saurait jamais être déléguée à aucun autre que soi-même.

Quand notre machine cérébrale à créer du sens - et donc à le trouver - est cassée, il est inutile de tenter de l'utiliser pour "trouver" ou deviner du sens, pour continuer à en créer, c'est-à-dire pour se comprendre et se faire comprendre des autres, pour les comprendre. Il faut d'abord réparer la machine, mais on ne la réparera pas en s'acharnant seulement à la faire marcher comme si elle était intacte. Cela, les "psychodynamiciens" et autres "analystes" semblent incapables de le comprendre ou de l'admettre.

Refusant de reconnaître que nous sommes tous des êtres de chair et de sang et non des concepts ou d'immatériels esprits , oubliant que nous n'existons et ne fonctionnons que dans le cadre biologique obligé de toute vie, les psys conviés au congrès "Penser la psychose" par la "Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale" veulent réduire l'importance des "approches cliniques centrées sur le symptôme", ils rejettent ce qu'ils nomment abusivement le "tout symptomatique", le "tout biologique".
Ils écartent les signes et symptomes, sans doute trop liés à la biologie elle-même trop encombrante, trop difficile à ignorer mais aussi trop longue à apprendre sans doute; ils en arrivent forcément à nier la biologie, à négliger les psychotiques eux-mêmes, pour n'avoir plus qu'une seule obsession: "penser la psychose autrement".

Mais alors, dans de telles conditions, c'est-à-dire sans biologie, sans symptômes ni signes cliniques, où sont donc passés les psychotiques? Sont-ils encore des êtres vivants ou seulement des souvenirs? Sans les psychotiques, à quoi se réduit "la psychose", sinon à un fantasme, à une médiocre invention de fort mauvaise poésie? Et, venant pourtant de "professionnels" prétendant soigner, soulager voire guérir, la phrase "Penser la psychose", à quoi peut-elle dès lors renvoyer, sinon à penser à RIEN, sinon à se bercer d'une rêverie de signification peut-être vaguement théologique mais certainement pas thérapeutique?

Il paraît que "les avancées" des courants psychodynamiques et que "les repères de la psychanalyse et de la pensée systémique" ont permis "un travail de rencontre avec la psychose" (sic)! Cependant, nulle part ni à aucun moment, des chiffres, des statistiques vérifiables ne sont jamais produites dont on pourrait faire état, et qui démontreraient les effets bénéfiques de ce "travail de rencontre avec la psychose" (pas avec les psychotiques). Aucun bilan concret n'est jamais présenté, mais seulement des affirmations dépourvues de tout support factuel.

Alors, les psychotiques, eux, quelle est donc leur place dans cet événement annoncé pour novembre 2002? Ils ne sont plus qu'un prétexte à futile bavardage. Ils sont l'alibi, le faire valoir des thérapeutes... à la manière des modèles qui posent pour les artistes peintres, photographes et sculpteurs, ou encore pour les couturiers qui organisent des défilés de mode et font admirer leurs prouesses artistiques (mais ici bien réelles!) A la différence près que dans tous ces cas, les modèles ne s'attendent pas à devoir payer des honoraires pour leurs prestations, mais que la décence prescrit l'inverse!
Quand donc les psychotiques se feront-ils payer par les thérapeutes le droit de parler d'eux?

Les associations de défense et d'entraide des malades mentaux et de leurs proches devraient y réfléchir à deux fois avant de placer leurs espoirs dans pareilles pantomimes (ces "self-admiring gatherings"), avant d'accorder leur confiance et leur caution à pareils acteurs: ils n'ont rien à en attendre.


Première publication: 1 Juin 2002 (J.D.) Dernière modification: 30 Janvier 2006

Menu Articles