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En février 2003,
MENS SANA
a eu 2 ANS

Quoi de neuf et de "positif" dans la "santé mentale belge" depuis que le présent site a été créé?

Quels sont, dans le monde, les progrès obtenus grâce à la recherche [scientifique] dans la connaissance des maladies mentales? Les attitudes des politiques et de leurs conseillers experts techniques évolueraient-elles enfin pour mettre ces progrès à profit?
Si progrès il y a eu, ont-ils, dans notre pays, des répercussions favorables, sensibles sur les conditions de vie des malades mentaux, c'est-à-dire sur les traitements qu'on peut leur proposer, sur les conditions d'hébergement et de soins qui leur sont faites et les aides qu'ils peuvent recevoir?

Chez nous, en Belgique, les choses ne semblent guère avoir avancé, les décideurs ne paraissent pas fort capables de répondre aux attentes des malades autrement que par des paroles. Les hommes politiques s'évertuent, mais seulement par leurs discours, à faire croire aux naïfs qu'on s'efforce réellement d'améliorer le sort des malades mentaux chroniques. Mais, au lieu d'informer utilement la population concernée et les usagers sur des progrès concrets de la "Santé Mentale" dont nos élus et nos ténors politiques au pouvoir pourraient se féliciter, leurs discours se gardent prudemment de nous dire quoi que ce soit sur ce qui serait nouvellement (enfin!) mis à la disposition des malades et des usagers et qui les aiderait vraiment. Les discours tenus depuis longtemps (1988, 1990!) laissent tout au plus entrevoir, derrière l'accumulation de formules rhétoriques usées jusqu'à la corde, l'esquisse de l'aveu involontaire d'une persistante incurie, d'une inertie invétérée que nos responsables tentent de faire passer pour une profonde réflexion et le souci d'une bonne administration.

En octobre 2002 encore, à l'occasion de "l'inauguration officielle" de ce qu'on pourrait appeler, indifféremment, soit une nouvelle "cellule de réflexion" (un "think tank"), soit un nouveau "machin" très officiellement baptisé l'Institut wallon de Santé mentale et créé, paraît-il, le 29 avril 2002, l'actuel ministre wallon des Affaires Sociales prononçait un discours à propos de la "Santé mentale" telle que le gouvernement wallon prétend l'imaginer... (voyez ex//detienne.wallonie.be), et telle qu'il voudrait la faire "gober" par le grand public.
Incidemment, rappelez-vous, si vous les aviez oubliées, les lois dites "Busquin"... (Bof! Oui, je sais). De quand datent-elles? De 1988-90, à peu près? N'étaient-elles donc pas aussi bonnes qu'on l'a pourtant prétendu alors, pour qu'ensuite, bien après les Colla, les Thomas, les De Galan, les Aelvoet, les Hasquin, (j'en oublie, sans parler des "comités interministériels" successifs où tous ces ministres devaient se réunir avec ou sans leurs états-majors respectifs), il faille, aujourd'hui encore, avec l'actuel ministre wallon et selon sa propre expression, se mettre à "penser la santé mentale en Région Wallonne"? (Comme si, effectivement, on ne l'avait jamais sérieusement fait jusqu'à présent?)
Croit-on qu'à toujours de la sorte ne faire que prétendre penser, il finirait pourtant par en rester quelque chose d'autre qu'une fichue migraine, autre chose que divers clubs de "penseurs" se satisfaisant de leur propre importance officielle supposée et soucieux surtout de ne pas "faire de vagues" pour rester bien peinards, immortalisés peut-être dans l'attitude du penseur (de Rodin)? Aurons-nous enfin droit à autre chose que l'expression de pensées stériles ou avortées, prédestinées à l'inéluctable fossilisation dans les archives poussiéreuses de l'une ou l'autre administration aussi impuissante qu'autonome?

Le ministre lui-même admet se heurter à une importante difficulté: celle de "trouver la cohérence la plus fine" (sic) "entre les différents niveaux de pouvoir et de compétences" qui [ne] se disputent [surtout pas] "l'organisation [la bonne!] des soins de santé mentale" dans notre Belgique fédéralisée, régionalisée, communautarisée (il n'est surtout pas question de quelconques et terre-à-terre mises en oeuvre car, c'est bien connu, nos ministres ne semblent savoir s'occuper que d'organigrammes sur beau papier, pas de leur possible ou impossible mais inappréciable - au sens premier du terme - application pratique sur le "terrain", pas de leur adéquation au monde réel).
C'est le ministre en personne qui nous rappelle que, en matière de "soins" de "santé mentale", la programmation et le financement sont de la compétence des instances fédérales, leur organisation est de la responsabilité des Régions, la promotion de la santé mentale (dont la fameuse soi-disant prévention!) est du ressort des Communautés [linguistiques] (on a déjà dit à maints endroits sur ce site l'attrape-nigaud que constitue cette dernière prétendue "prise en charge").
Toutes ces dispositions ont déjà été "bétonnées" par des lois, des arrêtés royaux et ministériels et des accords politiques qui remontent à plus d'une décennie (et sur lesquels aucun responsable "en place" ne se risquerait à tenter de revenir); les usagers ont eu beau s'en plaindre à diverses reprises, rien n'y a fait: le système est ainsi conçu que les plaignants ne puissent jamais s'adresser qu'au mauvais guichet: celui qui, pour une raison ou une autre, pour un aspect ou un autre de la demande, soit n'a pas les moyens de réponse, soit n'est pas compétent. Schéma parfait pour, "très dynamiquement", ne rien faire "à aucun niveau", ou ne jamais faire que des "projets" dont ceux qui les élucubrent devraient savoir, d'avance et dès l'origine, qu'ils seront, tout au plus, des coquilles vides ou voués à l'échec.

Ce n'est pas un quelconque "Institut" consultatif supplémentaire inventé "au niveau régional" qui pourra faire corriger les incohérences (imposer les corrections nécessaires aux aberrations) bureaucratiques voulues par nos politiques de tous échelons et instances confondus, même si certains, aujourd'hui, affirment être à la recherche d'une "cohérence la plus fine"!

Et le ministre d'ajouter: "La réalité est en fait plus complexe." (sic!) (pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?) C'est vraiment le monde à l'envers, une hallucination ministérielle, sans doute! La réalité est, bien au contraire, simple, il suffit de l'observer, elle nous a toujours crevé les yeux: il y a des malades, ils ont des besoins, il faut y répondre; les décennies n'ont pourtant pas manqué pour s'en rendre compte et dresser l'inventaire de ces besoins patents. Mais la représentation que le politique veut donner de la réalité, il la complique à l'envi, comme à dessein. Il a ensuite l'aplomb de paraître déplorer une complexité artificiellement fabriquée et organisée dont il est parmi les premiers responsables, peut-être comme si cette complexité n'était qu'une garantie de ne pas avoir à affronter la coûteuse réalité, la vraie. Et "l'Institut Wallon pour la Santé Mentale" annoncé risque fort de ne jamais être qu'un dispendieux ornement superflu, un de plus, noyé dans le fouillis de la complexité à quoi il contribuera à son tour: une sorte de cerise (ou de bougie?) posée sur un gâteau difforme et non comestible pour ceux à qui on le destine. Mais, paraît-il, il/elle éclairera et alimentera la réflexion du ministre...(c'est sûrement très motivant et gratifiant! Quant à l'utilité réelle...)

Le ministre wallon parle de "l'analyse des besoins émergeants"(sic), il évoque la recherche de "la demande cachée...", et il semblerait que "l'Institut" nouvellement inauguré devrait contribuer à cette analyse et participer à cette recherche. On peut s'interroger sur ce que le ministre entend par "demande cachée"; ne serait-ce pas plutôt la demande criante des usagers que tous les politiques disent cachée pour pouvoir prétendre la chercher, l'étudier et l'analyser à fond - c.à.d. indéfiniment - mais qu'aucun d'eux ne veut jamais voir quand on la lui met sous les yeux? (c'est en ces occasions-là que, de temps en temps les ministres cette fois, pas les besoins, sont forcés "d'émerger" de leur cabinet, mais cela n'est habituellement pas suivi d'effets bien perceptibles et, surtout, malgré les apparences et l'éventuelle tentation que vous en auriez, gardez-vous bien d'y voir la moindre métaphore scatologique).
Ne nous y laissons pas prendre: ce n'est pas la demande qui est cachée, comme on voudrait nous le faire croire pour nous lanterner (laissez donc aux ministres le temps de débusquer cette demande cachée!) Ce qui est caché, c'est la charge financière fort lourde qu'implique la demande. Tant qu'on ne voit pas la demande, parce qu'elle serait "cachée" (!?), tant qu'on dit la chercher - là où elle n'est pas -, on peut aussi ne pas voir le coût qu'elle représente et qu'on n'est pas prêt à [près de] payer. Tant que la charge financière est supportée en majeure partie par les malades et leurs proches, elle n'apparaît pas dans les budgets publics officiels, les politiques peuvent ainsi l'ignorer (et continuer "à chercher" en tournant sur eux-mêmes).

D'autre part, si, aujourd'hui encore, on n'en est qu'à l'analyse des besoins, combien de ministres faudra-t-il user encore (mais c'est plutôt eux qui nous usent), de combien de ministres encore faudra-t-il subir les discours creux d'inauguration avant d'en tirer les conséquences depuis longtemps évidentes, avant d'obtenir des lieux de soins psychiatriques et de revalidation sociale dignes de ce nom et en nombres suffisants?

Comme on l'a déjà rappelé ailleurs sur ce site (voyez WHOOMS), il paraîtrait qu'une "politique de santé mentale" aurait été mise en place et fonctionnerait en Belgique (depuis 1990!), les autorités responsables n'ont pas manqué de le faire savoir à l'O.M.S. qui en a fait état dans les documents de son projet ATLAS. Toutefois, comment pareille mise en oeuvre aurait-elle été possible, si les besoins n'avaient pas, déjà, été analysés, si les moyens de répondre à ces besoins n'avaient pas, déjà, été mis à disposition d'exécutants bien réels, bien formés, (bien payés), connaissant bien leurs missions bien définies?
A moins que...
...Les préoccupations dont se targue à présent le ministre wallon des Affaires sociales laisseraient-elles par contre supposer que les mesures prises et communiquées à l'O.M.S. n'auraient été, somme toute, qu'une sorte de "vision politique", c'est-à-dire l'évocation d'un beau rêve n'existant que dans la tête des "décideurs", tandis que, pour les soi-disant "bénéficiaires" de ces mesures, il ne se serait agi que de la continuation inchangée de leur cauchemar permanent?
C'est en tous cas ce que son allocution d'inauguration risque de laisser craindre.

Un autre exemple plus récent de mesure ministérielle en forme de mirage peut-être plus pernicieux encore nous est donné dans un "Communiqué de presse de Frank Vandenbroucke du 31 janvier 2003: soins psychiatriques". Ce n'est, à nouveau, qu'une coquille vide, une mauvaise vision comptable, un subterfuge qui avait déjà été utilisé auparavant (réforme et "reconversion" du secteur psychiatrique de 1990) avec des conséquences désastreuses pour les malades mentaux, ce dont les responsables ne semblent pas se souvenir (à moins qu'ils n'espèrent que les électeurs, eux, aient oublié...): les ministres fédéraux de la Santé publique (Jef Tavernier) et des Affaires sociales (Frank Vandenbroucke) annoncent (sans rire) qu'ils offrent aux institutions hospitalières de soins la possibilité de se "défaire" de places ("lits") de leurs services (souffrant déjà de pénurie) en faveur de "lits" (moins chers - donc pouvant être plus nombreux??) dans des "formules d'encadrement en milieu ouvert" (et ils appellent cela des "échanges"!). N'aurait-on pas déjà entendu cela quelque part?

En 1998 déjà, l'association Similes de Bruxelles (parents et amis de malades) avait fait parvenir à tous les députés de Belgique une lettre ouverte - que j'avais signée - dans laquelle j'expliquais clairement (c'est en tous cas ce que certains destinataires ont bien voulu m'écrire) pourquoi de telles mesures étaient dépourvues de sens et se réduisaient à des formules creuses. A l'époque - mais il faut dire qu'on était en période pré-électorale - , cette lettre semblait avoir reçu un accueil fort généralement favorable. Mais il semblerait bien que, de quelque couleur politique que soient les majorités qui arrivent au pouvoir et se remplacent les unes les autres, la mémoire de leurs représentants soit toujours aussi courte, leurs promesses et leur résolution aussi fragiles.

Après ces histoires belges qui nous portent à penser que, chez nous, le progrès consisterait plutôt à s'obstiner, année après année, à piétiner sur place, à peaufiner éternellement des variations de discours sur un même thème irréel, que le "progrès" se limiterait, non pas même à inaugurer les chrysanthèmes, mais seulement à désigner des jurys qui décideront, peut-être, du format des catalogues des fleuristes, signalons enfin des indices d'éléments plus porteurs d'espoir. Il faut, malheureusement, aller les chercher à l'étranger. Disons-le déjà maintenant: leurs retombées favorables ne sont pas pour tout de suite. Cependant, en comparaison des années et décennies écoulées, on peut estimer que certains esprits se seraient enfin dérouillés et décoincés, on peut croire qu'on s'orienterait enfin vers les bonnes directions.

Au Royaume Uni (plus particulièrement en Australie), dans les pays scandinaves, mais aussi aux U.S.A. et au Japon, des rumeurs ont récemment pris naissance pour ensuite s'amplifier et se déformer, selon lesquelles on se proposerait de tenter des expériences cliniques pour vérifier s'il ne serait pas possible, au moyen de neuroleptiques administrés préventivement, de prévenir "la" schizophrénie, par exemple. Pareilles rumeurs sont, le plus souvent, basées sur des communiqués de presse trop hâtifs allant au devant de l'impatience bien compréhensible des bénéficiaires potentiels, annonces expliquées par le besoin de publicité (la recherche du "scoop"), par le désir d'antériorité et par la course aux subsides des chercheurs, voire de leurs employeurs. Fort souvent, ces communiqués deviennent erronés à force de vulgarisation maladroite, tronquée et excessivement simplificatrice. La presse non spécialisée annonce alors, par exemple, des résultats présentés comme déjà acquis, ou des médicaments nouveaux ou encore des thérapeutiques qui seraient déjà disponibles, définitives et toujours efficaces, alors qu'il ne s'agit encore que d'hypothèses de travail, de résultats préliminaires, de projets de recherche plutôt que de traitements proprement dits.

Des polémiques naissent alors entre partisans et adversaires des soi-disant nouveautés annoncées. Ces disputes résultent de malentendus, c'est-à-dire d'une mauvaise information. Les polémiques n'éclairent pas le public profane, elles ne peuvent que le désorienter et l'inquiéter. Stériles, elles sont, de plus, néfastes car elles ne se contentent pas de jeter le discrédit sur les seules pseudo-recherches et annonces faussement triomphalistes à rejeter absolument (ce qui est souhaitable), mais elles finissent aussi (ce qui est fort dommageable) par inutilement jeter le doute sur les recherches effectivement sérieuses qu'il faudrait au contraire encourager. Le grand public n'a pas l'information ni la formation requises pour distinguer "le bon grain de l'ivraie" et les médias, bien souvent faute de temps, ne prennent pas toujours la peine de comprendre vraiment ni de valider leurs informations à bonne source, plus sûrement que le grand public ne pourrait le faire lui-même.

Un proverbe très usé et bien connu de tous voudrait qu'il vaut mieux prévenir que guérir (et, peut-être paraît-il plus "positif" de parler de prévention plutôt que de traitement). D'autre part, une certaine littérature de "santé mentale" mais aussi de multiples publications de psychiatres affirment et répètent abondamment (depuis assez longtemps déjà aux U.S.A., plus récemment chez nous), que les traitements par neuroleptiques seraient d'autant plus efficaces qu'ils sont mis en oeuvre plus précocement, tant et si bien que cette affirmation est devenue une sorte de dogme. Une autre manière d'exprimer cela consiste à affirmer que la fréquence de mauvais pronostics serait positivement corrélée avec la durée pendant laquelle on aurait attendu avant de mettre en oeuvre, pour la première fois, une thérapeutique efficace.

Pour justifier ce dogme, des explications de deux types sont généralement invoquées:
> Les explications d'ordre biologique, qui voient dans "la psychose" la source d'une sorte de toxicité qui, en l'absence de traitement, continuerait à exercer des effets néfastes et destructeurs sur le système nerveux central;
> les explications de nature psychosociale, qui font remarquer que plus on attend pour mettre en place un traitement permettant de contrecarrer ou surmonter - indirectement - des signes de l'affection comme le retrait social, le repli sur soi, les déficits cognitifs, plus on favorise leurs conséquences, immédiates comme à long terme: scolarité et études compromises, donc aussi non acquisition et/ou perte des compétences intellectuelles, professionnelles et relationnelles, qui entraînent en cascade l'exclusion, la paupérisation, la misère, la clochardisation, la négligence de l'hygiène et la carence plus ou moins marquée de tous les soins élémentaires et généraux de santé qu'il aurait fallu prodiguer en temps utile.

Parmi les profanes prenant leurs désirs pour la réalité, mais peut-être aussi chez des psychiatres mal informés amalgamant le proverbe au dogme, certains voudraient se persuader eux-mêmes et faire croire aux autres qu'on pourrait prévenir le développement de "la" schizophrénie par des traitements neuroleptiques "préventifs", à la condition qu'il soit possible de détecter assez précocement les individus susceptibles de "devenir malades". En voulant ignorer la difficulté fondamentale, on croit ainsi avoir supprimé ce qui, en réalité, est un abîme infranchissable: celui qui sépare la détection précoce (quand, par définition et nécessairement, l'affection est déjà bien présente - puisqu'on la détecte!) de la prévention (quand l'affection ne serait que potentielle, encore absente mais "présente à l'état de risque", une menace, donc par définition et nécessairement indétectable, et malheureusement encore "imprévisible" dans l'état actuel de nos connaissances).
Ce sont là des représentations se basant sur des idées fausses à propos du développement, de la structure et du fonctionnement de notre cerveau d'une part, et c'est nourrir des espoirs prématurés que l'état d'avancement de nos connaissances en neurosciences ne justifie pas encore, d'autre part. Ce sont aussi, je le crains, des non-sens, non seulement sur l'origine et les mécanismes du développement des psychoses, mais aussi sur ce qu'on appelle prévention (un peu comme si on s'imaginait que la détection, à force de devenir plus précoce, pourrait changer de nom et de nature et qu'elle se transformerait en prévention).

Dans le domaine des maladies dites non mentales, quelle est donc la personne qui, se sachant victime de paludisme, par exemple, penserait n'être atteinte de la maladie que pendant les épisodes fébriles, tandis qu'elle s'imaginerait être indemne de toute affection dans les intervalles entre les crises?
Quel malade, se sachant diabétique, prétendrait n'être diabétique qu'aux moments où sa glycémie sortirait des limites physiologiques?
Dans le domaine psychiatrique par contre et de manière dont personne ne semble s'étonner (ce qui, en soi, est déjà fort surprenant!), l'habitude a été prise par les victimes de schizophrénie et par leur entourage de se représenter les troubles schizophréniques comme s'il s'agissait d'une maladie présente pendant les "crises" seulement, tandis que, pendant les intervalles entre ces crises, littéralement elle disparaîtrait. En d'autres termes, entre les épisodes aigus, quand on se porte [assez] bien, on ne serait pas malade. C'est ainsi que, au moment des crises, on parle habituellement de "récidive" ou de "rechute de la maladie"!
Les professionnels de la "santé mentale" et de la psychiatrie, dans leur grande majorité, n'ont jamais fait grand-chose pour détromper leurs clients/patients et pour corriger cette erreur. Au contraire, comme s'ils partageaient cette interprétation, ils l'ont plutôt encouragée en entretenant la confusion dans les esprits à propos des mots de prévention et de traitement qu'ils utilisent à leur manière particulière (de nos jours, ils parlent parfois de "prévention primaire" et de "prévention secondaire", mais cette dernière appellation n'est qu'un euphémisme désignant le traitement. Quand on leur en fait la remarque, ils disent qu'ils parlent de prévention des "rechutes" - sans toutefois les nommer - , ce qui n'est jamais qu'une litote, car il n'y a pas des "rechutes" mais des "crises" ou "accès", c'est-à-dire des exacerbations d'une affection toujours bien présente malgré les accalmies apparentes - qui ne sont pas des guérisons mais des "rémissions" partielles).

Ce qu'on présente comme un dogme n'est en réalité pas une vérité démontrée ni admise par tous. Intuitivement, beaucoup espéraient sans doute qu'à défaut de prévention véritable, un pronostic serait probablement d'autant meilleur qu'il serait consécutif à un traitement plus précocement instauré ("plus tôt on fait ce qu'il faut, mieux cela vaut"), et on s'est empressé de croire ceux qui pensaient l'avoir démontré. Cette démonstration est aujourd'hui mise en doute (Ho, B.-C., et al., Am. J. Psychiatry 2003; 160, 142-148), parce qu'il est presque impossible de la faire de manière indiscutable. En effet, ce qu'on prend comme critère de référence (la "variable indépendante" des statisticiens), c'est le temps écoulé entre le "premier accès psychotique" constaté et le moment où un traitement médicamenteux a été instauré (il faut bien choisir un point de départ aisément repérable dans le temps). Mais on sait par ailleurs que le moment où l'affection devient manifeste est très variable d'un individu à l'autre, on sait aussi que l'affection peut se déclarer de manière brutale ou, au contraire insidieuse et, enfin, on sait aussi que la date du premier accès franc de psychose n'est aucunement une indication fiable quant à la sévérité de l'affection à laquelle on sera confronté. Il en va de même pour le choix du neuroleptique le mieux adapté à chaque cas, qui ne peut pas non plus être prédit actuellement. Il ne faut donc pas être surpris si les résultats de différentes études actuelles paraissent encore contradictoires (Malla, A.K., & al., Schizophr. Res. 54(3), 231-242, 2002) (et on a toujours su - sans jamais se risquer à l'avouer nettement - qu'en ce qui concerne "la" schizophrénie, aucun pronostic sûr n'a jamais été possible: ne serait-il pas temps, enfin, d'essayer sérieusement?)

D'une part, la véritable prévention, ou prévention "primaire" des schizophrénies (comparable, entre autres, aux vaccinations qui sont l'exemple par excellence de prévention de nombreuses maladies) n'est donc, à présent, qu'une utopie, et elle risque de le rester fort longtemps, sinon définitivement. Mais d'autre part, même si le traitement le plus précoce possible n'améliore peut-être pas sensiblement le pronostic à long terme, il présente néanmoins un intérêt majeur qu'on ne peut ignorer: celui d'épargner aux malades, dès le début, des souffrances évitables de l'affection (alors qu'on les inflige en attendant inutilement).

Mais la volonté de plus en plus répandue parmi les psychiatres de nombreux pays (surtout non francophones...) de traiter les malades schizophrènes le plus précocement possible a quand même un très grand intérêt. Elle exerce une influence favorable sur l'orientation actuelle des efforts de recherche, et il ne faut surtout pas oublier cet aspect très important des choses.
En effet et de toute évidence, si on veut pouvoir instaurer les traitements précocement pour épargner aux malades des souffrances évitables, une condition préalable nécessaire (mais non suffisante) doit être remplie: il faut être capable de reconnaître (diagnostiquer) avec "un maximum de certitude" l'affection, le plus tôt possible, par exemple pendant ce que les psychiatres appellent la phase prodromique de l'affection (pendant laquelle seuls des signes "précurseurs" ou "prémonitoires" sont présents, à l'exclusion des signes "psychotiques francs" observables plus tard, une fois que "la maladie a éclaté").

Or c'est là une condition qui, jusqu'à présent et dans une grande majorité des cas, s'est avérée fort difficile à satisfaire. En effet, rappelons ici, une fois encore, que pris individuellement, aucun signe précurseur de l'affection n'a de valeur "pathognomonique" (n'est spécifique de maladie), il ne pourra prendre cette valeur que rétrospectivement et s'il s'accompagne d'une constellation d'autres signes, eux aussi non spécifiques s'ils sont pris isolément. Le diagnostic est généralement rétrospectif, donc forcément tardif (il est, au départ, affaire d'opinion, c'est-à-dire discutable, on ne veut pas y croire, on recherche différents "avis").

L'étude (par des tests psychométriques et neuropsychologiques, des potentiels cérébraux évoqués, des signes neurologiques, l'imagerie, etc.) des parents au premier degré des malades (père, mère, fratrie) a montré que, dans un nombre important de cas, des "anomalies" frustes sont présentes parmi les membres de la famille, qui sont des signes atténués correspondant aux signes plus marqués (surtout négatifs et cognitifs déficitaires) observés chez leur malade. Il semble que ces signes frustes soient déjà présents chez les malades pendant la phase prodromique, ou même pendant la "phase prémorbide" de l'affection. Certains voudraient faire de l'ensemble de ces signes un syndrome précurseur, qu'ils dénomment schizotaxie, qui serait annonciateur de schizophrénie avec un degré élevé de probabilité.

On s'efforce actuellement de valider ce syndrome (c'est-à-dire de vérifier sa valeur prédictive). De plus, chez les parents, volontaires non malades mais présentant eux-mêmes les signes constitutifs de ce syndrome, des études préliminaires de courte durée semblent indiquer que certains des signes déficitaires pourraient être corrigés ou atténués par de très faibles doses de neuroleptiques, ce qui, en soi, pourrait constituer un élément prédictif supplémentaire (MingT.Tsuang, & al., Can. J. Psychiatry 47, 518-526, 2002).
Mais ces "expériences" d'administration de neuroleptiques, réalisées pendant des courtes périodes, à très faibles doses et avec l'accord de ceux qui s'y prêtaient, ne sont nullement des préliminaires à l'administration préventive et systématique de neuroleptiques à de présumés futurs malades, comme certains l'ont laissé croire à tort et de manière irresponsable. On est encore fort loin de ce genre de science-fiction et de scénario catastrophe.
En Allemagne également, des psychologues (Cliniques Universitaires de Hambourg) ont mis au point, auprès de malades et de leurs proches, des questionnaires "psychotechniques", surtout "d'intelligence verbale" permettant de révéler, avec une probabilité élevée, la prédisposition à développer une schizophrénie.

Comment se fait-il que, dans de nombreux pays, tous non francophones, on parvienne à financer des psychologues pour procéder à des tests dont la validité peut être éprouvée scientifiquement, alors qu'en francophonie, seules des firmes commerciales financent des psychologues, mais pour ne pratiquer que des "tests psychologiques projectifs de personnalité" destinés officiellement à sélectionner les candidats à l'embauche (alors qu'on sait pertinemment que ces tests ne "mesurent" tout au plus que l'imagination de ceux qui les font passer, et n'ont pas plus de valeur diagnostique que la divination dans le marc de café ou que de faire tourner des guéridons)?

Ce que nous avons vu plus haut montre qu'on avance quand même, lentement, trop lentement à notre goût, et plutôt ailleurs que chez nous. Nous sommes encore loin de disposer des moyens diagnostiques et de thérapeutiques satisfaisantes des maladies mentales chroniques.

C'est pourquoi, en attendant ces moyens qui finiront bien par exister un jour, au lieu de tenir des discours vides il vaudrait mieux créer vraiment les indispensables lieux de vie adaptés à ces malades, par exemple sur le modèle de ceux connus depuis longtemps sous les noms de Club House et de Fountain House (voyez la page des liens). Comment se fait-il qu'il y en ait aux U.S.A., au Canada anglophone, en Irlande, dans des pays scandinaves, en Hollande, mais aucun dans les pays francophones ou du bassin méditerranéen? La solidarité humaine ne serait-elle pas comprise de la même manière en francophonie que dans le reste du monde?


Première publication: 7 Mars 2003 (J.D.) Dernière modification: 7 Mars 2003

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