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MÉPRISES
Inconséquences ou confusions plus ou moins délibérées?

"La principale différence entre Dieu et un psychiatre, c'est que Dieu ne se prend pas pour un psychiatre"
(inspiré de l'aphorisme extrait de la série télé U.S. "Law & Order" et repris par Martin Winckler dans "La maladie de Sachs")

Aujourd'hui, dans notre Belgique comme dans beaucoup d'autres pays occidentaux à tradition chrétienne prédominante, la désaffection d'une grande partie des gens pour les pratiques religieuses traditionnelles fait que les "psys" tendent à prendre la place autrefois occupée par les prêtres. Constatons que, pour beaucoup de gens, les psys sont devenus nos nouveaux curés (et pasteurs). L'évolution des moeurs et de nos modes de vie encourage cette mutation graduelle qui reflète les tendances de notre société industrialisée et "postindustrielle". Mais on verra aussi que nos "psys" ne font pas le poids si on les compare aux prêtres, gardiens d'une religion établie depuis plusieurs siècles.

Jadis (mais encore de nos jours!), quand le corps était malade ou blessé, on s'adressait au médecin ou au chirurgien, réparateurs et soignants du corps, plus ou moins efficaces selon qu'ils étaient plus ou moins habiles et savants de "science". Pour ce qui est des douleurs de l'âme (les chagrins, les peurs, les grandes et petites incertitudes de toutes sortes, etc.), pour ce qui est du sentiment de malheur, on se confiait au prêtre. Celui-ci était (et, pour la majorité des croyants, il l'est toujours) le dépositaire de la parole divine, l'intermédiaire privilégié avec Dieu, le représentant de l'autorité spirituelle et divine, il personnifiait l'autorité morale universelle et incontestée ne pouvant être remise en question.

Jadis (sous "l'ancien régime"), une fraction non négligeable du clergé bénéficiait d'une instruction plus poussée que celle à quoi une grande majorité de la population avait accès. Par conséquent, à l'autorité morale des prêtres s'ajoutait la réputation de savoir, de science. Cette réputation était encore confortée par le fait que l'enseignement "de qualité" était, le plus souvent, confié à des prêtres ou à des enseignants étroitement associés à l'Eglise et aux congrégations religieuses.

Pour leur part, les médecins étaient réputés "savants" (doctes) et l'exercice même de leur profession les faisant entrer chez les gens, elle leur en dévoilait les mille et une misères, ils devenaient les confidents de leurs patients. Cela leur conférait, à eux médecins, une réputation de sagesse, une autorité morale, séculière et laïque sans doute, mais néanmoins assez comparable à celle du prêtre: en même temps qu'on lui confiait sa carcasse, on se confessait au docteur, on lui faisait part de ses multiples soucis sur lesquels, bien souvent, on sollicitait son avis.

Bien sûr, nombreux sont ceux qui pensent que tout cela est aujourd'hui dépassé et désormais fort loin derrière nous: les choses, les institutions, les habitudes ont bien changé en comparaison de ce qui se faisait encore il n'y a de cela que quelque cent cinquante ans.
Ainsi, l'instruction est devenue obligatoire pour tous, l'enseignement s'est laïcisé. Les choses de l'esprit et la morale ne sont plus obligatoirement subordonnées à la religion, ses représentants en ont perdu les monopoles. Plus récemment encore, s'appuyant désormais sur les sciences, les techniques et la biologie expérimentale, la médecine est devenue plus qu'un art relevant surtout de l'intuition et de l'imagination; elle aussi, enfin, devient presque une "science", et personne ne songerait à se plaindre de cet incontestable progrès.

Pourtant, les anciennes habitudes de pensée et les vieilles croyances généralement répandues ont la vie bien plus dure que les apparences de la vie dans nos sociétés modernes ne pourraient nous le laisser croire. Il suffit de consulter un dictionnaire de la langue française, pour se convaincre de l'existence, transparaissant dans le langage, d'anachronismes de pensée, constituant de véritables contradictions entre les comportements courants actuels et les vestiges incrustés de croyances anciennes. La majorité semble fort bien s'accommoder de ces contradictions et ne pas ressentir l'incohérence implicite dans l'attachement à ces croyances invétérées qui s'obstinent à coexister avec la représentation moderne - et malgré elle - du monde physique dont nous faisons partie.

C'est ainsi que, même dans les éditions les plus récentes des dictionnaires, on persiste à opposer l'esprit à la matière, on y parle de spiritualisme par opposition au matérialisme, et on y dit que l'esprit est une chose distincte et indépendante de la matière.

De manière analogue, Descartes disait déjà que l'esprit est distinct du corps. Est-ce pourquoi certains continuent à parler de médecine du corps ("somatique") d'une part, et de "médecine de l'esprit" (la psychiatrie et les psychothérapies) d'autre part, et qu'ils veulent absolument les distinguer l'une de l'autre?
Est-ce aussi pourquoi de nombreux médecins psychiatres jugent bon d'oublier l'existence du corps (et s'autorisent à en ignorer l'organisation - la structure - et la biologie, ou à en négliger l'étude) pour ne soigner que le "psychisme" qu'ils inventent par la seule force de leur imagination et qu'ils échafaudent par la prolixité et l'inventivité de leur vocabulaire?

Mais alors, s'ils ne se préoccupent que du "psychisme", s'ils n'ont pas besoin de connaître le corps (le cerveau) pour s'adresser directement à l'esprit dont ils se font, tout à la fois, les devins, les interprètes, les traducteurs simultanés, les correcteurs et les soignants, pourquoi en effet les psychiatres devraient-ils être ou se prétendre médecins? Pourquoi voudraient-ils refuser aux psychologues intuitifs, aux philosophes imaginatifs, aux rêveurs, aux poètes manqués, le droit et la capacité de "déchiffrer" et de "soigner" l'esprit de ceux qu'on appelle les "malades mentaux"?

Puisqu'il s'agit de "psychisme", c'est-à-dire de l'esprit, selon eux immatériel et indépendant de la matière (donc du corps), et depuis toujours réputé inaccessible sauf par la révélation divine ou par des pratiques magiques, comment les "psys" du "tout psychique" en ont-ils saisi la nature, la structure, les mécanismes, quelle est la révélation d'origine suprascientifique qui leur en a livré les clefs?

L'homme de la rue, c'est-à-dire vous et moi, n'a pas besoin de rien savoir sur le cerveau pour s'en servir et communiquer avec ses semblables, pour imaginer les pensées des autres, leurs émotions, et leur attribuer toutes les sortes de désirs, d'aspirations et d'intentions, précisément parce qu'il les éprouve aussi lui-même. Cependant, l'homme de la rue, cet "honnête homme" croit en même temps que les "psys", et plus particulièrement ceux du "tout psychique" auraient, en ce domaine, des lumières particulières dont il serait lui-même privé, puisque nous confions aux psys les "malades mentaux" que nous ne comprenons plus. Où et de qui donc auraient-ils reçu la révélation qui nous serait refusée à nous, pauvres profanes?

Pourquoi certains "psys", se voulant pourtant purement spéculatifs, recourent-ils quand même aux médicaments pour traiter les "malades mentaux"? Si, pour eux, l'esprit est distinct et indépendant du corps matériel, par quel détour mystérieux peuvent-ils imaginer que s'opère l'effet de ces médicaments sur le "psychisme"? Comment concilient-ils leur négation "du biologique" avec les faits d'observation qu'à contrecoeur ils reconnaissent, même si ce n'est que du bout des lèvres?

Comment les tenants du psychisme immatériel expliquent-ils que l'esprit puisse être altéré temporairement, par le jeûne, la déshydratation, le froid, l'insomnie, la fatigue et la douleur physiques, par exemple, sans parler de l'alcool et d'autres produits "stimulants" ou "apaisants" réputés plus anodins, ou encore que l'esprit puisse même être détruit définitivement - de manière irréversible - par l'usage de l'une ou l'autre drogue?

Ces diverses questions, ils ne se les posent pas, ou bien ils les éludent. Ils devraient, sinon, prendre conscience de ce que leur "savoir" ne touche que de loin au domaine de la science (des théories scientifiques) mais s'apparente plutôt à une religion ou, plus exactement, à de multiples croyances de nature religieuse ou philosophique, puisqu'il ne relève que de croyances - admises par les uns ou rejetées par les autres - qu'ils ne veulent (et, le plus souvent, ne pourraient) mettre à l'épreuve de la méthode scientifique ni pour les vérifier, ni pour les infirmer. Alors, en effet, ils risqueraient de devoir s'interroger sur la légitimité scientifique de leur monopole professionnel.

Ils ne pourraient pas non plus répondre à certaines questions sans être amenés à reconnaître que, pour un médecin [scientifique?] moderne, tout indique que l'esprit ne peut naitre et exister que par le corps avec lequel il se développe et où il réside, dans ce corps bien matériel et bien vivant dont il dépend étroitement, même si, à son tour, il peut paraitre l'influencer. Mais, le plus souvent, ils semblent n'accepter les relations entre le corps et l'esprit qu'à condition de ne leur autoriser qu'une direction unique: celle qui, partant de l'esprit immatériel, irait vers le corps pour lui en faire subir l'influence (par exemple, en postulant les troubles "psychosomatiques").

Pourquoi, par contre, refuser obstinément le trajet de l'influence en sens inverse, celui des troubles mentaux prenant naissance dans un défaut cérébral, alors que de multiples exemples (parfois historiques et célèbres) en sont connus depuis longtemps, qui apportent la preuve de cette possibilité?

Cela ne devrait pas être à moi, mais aux psys du "tout psychique" qu'il appartiendrait d'apporter une réponse à toutes ces interrogations. Mais, puisqu'ils s'abstiennent, on en est réduit à émettre des hypothèses.

Une première hypothèse serait qu'ils imagineraient que les troubles mentaux puissent être analogues à ces dérangements transitoires de l'esprit qu'on peut observer lors de l'ivresse, causée par exemple par l'alcool ou par d'autres substances pouvant ne provoquer de désordres que passagers qui se dissipent en même temps que le corps élimine leur cause.
De nos jours, pourtant, plus personne n'ignore que l'effet de ces substances n'est en rien celui de vapeurs - de l'alcool, par exemple, agissant directement sur "l'esprit" de l'ivrogne -, mais qu'il s'agit d'une action bien biochimique, c'est-à-dire très physique (matérielle), détraquant la machinerie métabolique de nos cellules nerveuses (si, contrairement aux troubles mentaux chroniques, les effets de cette action toxique se dissipent bien, après que l'ivrogne a cuvé son vin, on en connaît la raison: c'est parce que l'interférence de l'alcool avec le métabolisme cérébral n'est dans ce cas que de courte durée).
Par ailleurs, tout le monde sait aujourd'hui que les diverses drogues qui "agissent sur l'esprit" vont se fixer sur des cellules nerveuses, dans notre cerveau (pas sur un hypothétique esprit immatériel!), et que si cette fixation est empêchée, leur "effet sur l'esprit" est, lui aussi annulé. Il n'y a aucune raison de supposer les "psys" plus ignorants que le restant du commun des mortels, ils doivent donc savoir cela, eux aussi. Ecartons par conséquent cette première hypothèse.

La deuxième hypothèse pourrait être qu'une majorité de nos psys conservent, aux tréfonds d'eux-mêmes, sans en être nécessairement toujours clairement conscients, la conviction (ou le sentiment) que l'esprit et le corps sont des entités distinctes et indépendantes l'une de l'autre, et qu'ils basent leurs théories - et ensuite leurs "traitements" - sur ce sentiment. Et c'est un cliché généralement répandu que de dire - et de penser - que l'esprit, élément noble par définition, prime (a plus de valeur et vient d'abord ) sur la matière, qu'il "anime" la matière qu'il habite, que son "souffle" anime le corps.

Pareille attitude relève de la foi ou de la croyance, non du savoir, non de la méthode scientifique. La foi religieuse, les convictions religieuses et les croyances de chacun sont toutes parfaitement légitimes et respectables, répétons-le ici avec force. Alors, pourquoi les "psys" qui disent rejeter le "tout biologique" et préfèrent "l'élaboration de la psychose par l'écoute et la pensée", c-à-d. leur imagination, prétendent-ils quand même être sérieux, rigoureux, "scientifiques"?
Sans doute est-ce parce qu'ils ne veulent pas admettre qu'ils ne se basent que sur leurs croyances plus ou moins personnelles, et que celles-ci, par leur origine notoirement humaine et non divine, ne peuvent bénéficier de l'autorité ni du crédit d'une religion révélée pratiquée depuis des siècles. Si néanmoins ils l'admettaient, peut-être pourraient-ils craindre que certains, dans le grand public, ne soient plus capables de tracer la difficile distinction entre "psys" très recommandables et "gourous" plus ou moins illuminés ou plus ou moins suspects de motivations inavouables.

Parer leurs croyances et leurs pratiques des apparences de la "science", cette "SCIENCE" qui a acquis un prestige et une influence reconnus de tous, permet à ces adeptes de nouvelles religions de s'assurer, dans le domaine de l'esprit malade qu'ils se sont approprié et que l'Eglise leur a prudemment abandonné, un peu de l'autorité et du crédit dont les prêtres étaient autrefois les seuls détenteurs.

Pourtant, nous venons de voir qu'ils ne s'appuient ni sur la "Science", ni sur l'autorité de l'une ou l'autre vénérable église, mais seulement sur leur imaginaire plus ou moins personnel. N'assistons-nous pas là à une énorme méprise?


Première publication: 18 Octobre 2002 (J.D.) Dernière modification: 18 Octobre 2002

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