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Des difficultés fondamentales

"In the ever oscillating rivalry between psychology and biology, psychology always has a built-in advantage: it alone offers an escape from the randomness of fate. Biology offers no such consolation. [...]
[...] Biological "explanations" stop with "it just so happened". That is an unsatisfying answer
".
(Dans la rivalité qui oppose psychologie et biologie et fait osciller sans cesse de l'une à l'autre, la psychologie possède un avantage intrinsèque: elle seule permet d'échapper à l'aléatoire du sort. La biologie n'offre pas de consolation comparable. [...] Les "explications" biologiques s'arrêtent à "c'est arrivé, voilà tout". Pareille réponse laisse sur sa faim.)
Edward Dolnick: "Madness on the couch", Introduction.

Dans leur grande majorité, nos psychiatres francophones ne semblent s'intéresser ni à la structure (l'architecture), ni aux mécanismes, ni au fonctionnement du cerveau. Ils semblent ne s'intéresser qu'aux conséquences et manifestations extérieures de ce fonctionnement auxquelles, alors, faute d'autre source de connaissance, ils ne peuvent attribuer d'origines et de mécanismes que celles et ceux, purement imaginaires et invérifiables, qu'ils sortent tout droit de leur propre imagination. C'est ce qu'on n'a pas manqué d'appeler la psychiatrie sans cerveau, celle qui nous donne un parfait exemple de démarche non scientifique, ou même, anti-scientifique.

Les théories explicatives échafaudées dans ces conditions, pour justifier, tant les diagnostics psychiatriques que les psychothérapies préconisées pour les traitements, ne sont étayées par aucune preuve scientifique expérimentale solide: elles en restent nécessairement au stade des assertions incontrôlables. Malgré une croyance fort répandue dans le public profane, leur accumulation, en systèmes ou corps de doctrines plus ou moins élaborés selon les "écoles" ou "chapelles" psychiatriques, ne leur confère aucunement un caractère plus plausible, une "valeur de vérité" qui serait proportionnelle à leur volume ou à leur complication apparente. Ce ne sont, en quelque sorte, que des théologies et des exégèses à partir de textes écrits par des théoriciens intuitifs ou recueillis et commentés par leurs disciples, à la manière de vérités révélées érigées en systèmes de religion. Seul y est pris en compte l'argument d'autorité (Freud l'a montré, Lacan l'a dit, etc, etc.), les "preuves" scientifiques en sont désespérément absentes, malgré toutes les affirmations plus ou moins tonitruantes prétendant le contraire. Ce ne sont donc même pas des théories - puisqu'elles ne sont en général pas testables -, ce ne sont que des fictions, des romans.

Reconnaissons cependant aux praticiens de la psychiatrie d'importantes circonstances atténuantes.

Tout d'abord, l'exceptionnelle, l'unique complexité du cerveau humain, déjà signalée par ailleurs, et dont personne aujourd'hui ne peut prédire combien de temps encore elle ralentira les efforts de déchiffrement par la neuroscience (ces efforts néanmoins progressent en s'accélérant). On peut aisément imaginer que l'ampleur immense de la tâche constitue une perspective décourageante, une utopie inaccessible pour ceux qui songeraient à s'y attaquer...

Ensuite, rappelons l'absence, chez l'animal, d'un développement cérébral comparable à celui de l'homme pour ce qui est du langage, de la conscience et des capacités d'abstraction. Cette absence exclut de construire des modèles animaux des psychoses humaines. Une recherche scientifique fondamentale analogue à celle menée dans les autres branches de la médecine et de la biologie ne peut par conséquent être mise en oeuvre en psychiatrie. On en est donc réduit à se contenter d'une recherche psychiatrique humaine purement clinique, exploitant de heureux hasards (la "serendipity" des Anglo-saxons) de la recherche fondamentale en neuroscience et en biologie. Ces contraintes expliquent l'extrême lenteur des progrès réalisés (ce n'est pas un psychiatre, mais un neurochirurgien français, Henri Laborit qui, dans les années 1950, fut à l'origine de la découverte des neuroleptiques. Les pharmacologues ont suivi la voie ainsi tracée. C'est bien un psychiatre australien, John Cade qui, en 1949 mais en quelque sorte par erreur et pour de mauvaises raisons, découvrit les effets du lithium sur les manifestations de la maniaco-dépression).
Incidemment, cette lenteur de la recherche psychiatrique liée à l'absence de modèles animaux devrait donner à réfléchir aux "anti vivisectionnistes" inconditionnels.

Enfin, il faut insister sur une des conséquences directes et évidentes, bien que le plus souvent passée sous silence, de notre ignorance actuelle des causes et mécanismes des maladies mentales:
Quel que soit le traitement mis en oeuvre, qu'il consiste en une "psychothérapie" ou un traitement médicamenteux, ou une combinaison des deux, ou même qu'on s'abstienne de tout traitement, il constitue toujours, inévitablement, une forme déguisée d'expérimentation humaine (fort peu scientifique et très mal conduite) qui, actuellement, n'ose s'avouer comme telle.
Les bases théoriques sur lesquelles ces traitements s'appuient étant toujours invérifiables et fortement influençables par les idées reçues du moment et par les idéologies, ils doivent toujours être soumis à une surveillance critique de tous les instants et dépourvue de toute complaisance.

D'autres difficultés apparaissent, qui semblent plus quotidiennes, plus immédiates, elles sont pourtant tout aussi fondamentales. Elles sont le reflet et la conséquence des particularités des "maladies" mentales et de nos connaissances encore trop fragmentaires du fonctionnement de notre cerveau.
On a déjà rappelé à de multiples reprises sur ce site que les affections dites "mentales" se distinguent des maladies "somatiques" (du corps) parce que ces dernières se manifestent par des symptômes et par des signes (le grand public, mais aussi les psychiatres, semblent confondre les significations de ces deux mots), alors que les troubles mentaux ne comportent pas de signes à proprement parler.

En médecine, les symptômes sont les troubles dont le malade se plaint, ceux pour lesquels il vient consulter (pour ne prendre que quelques exemples, insomnie, fatigue, maux de tête et douleurs diverses, etc.), tandis que les signes sont les anomalies que le médecin lui-même peut observer, constater et objectiver en les évaluant et en les mesurant chez son patient (par exemple: pâleur exagérée, amaigrissement excessif ou, au contraire prise de poids anormale, gros foie, rythme cardiaque anormal, etc., etc.).
Fort souvent, les patients psychotiques (schizophrènes et maniaco-dépressifs, p.ex.) ne vont pas spontanément consulter le médecin: ils n'interprètent pas nécessairement leurs symptômes comme des anomalies de leur propre état mental.
C'est donc l'entourage qui, habituellement, est alerté par le discours et le comportement du malade, incohérents, inadéquats, inappropriés aux situations.
Ce sont là les signes des affections mentales. A la différence des signes des affections dites "physiques" que l'on peut reconnaître (et "toucher") dans l'instant, les signes de désordre mental sont immatériels et très indirects. Ils fluctuent énormément et de manière aléatoire au cours du temps, leur caractère et leur degré "d'anomalie" (leur valeur de signe) ne peut s'apprécier que dans la durée (épisodes imprévisibles, d'intensité, de fréquence, et de durée variables selon les moments et les circonstances) et en fonction du contexte dans lequel ils surviennent.
Par conséquent, décider si quelqu'un est réellement atteint d'une psychose chronique grave ne peut se faire qu'après une période plus ou moins longue d'observation attentive et continue. Idéalement, cela ne serait réalisable qu'au cours d'un séjour hospitalier parfois assez long (plusieurs semaines au moins!)
Quelle est donc la personne présumée malade qui accepterait d'envisager pareille hospitalisation de longue durée, alors qu'elle n'imagine même pas pouvoir être malade? Quel est donc le psychiatre qui, se basant uniquement sur son flair et son intuition (son "sens clinique"), oserait proposer un long séjour en clinique à un patient à la fois incrédule et terrorisé à la perspective d'une possible maladie incurable, alors même que la survenue d'un accès psychotique (qui serait la seule vraie preuve de l'affection redoutée) pendant ce séjour ne serait aucunement garantie?
On ne s'étonnera donc pas si de nombreux malades mentaux ont vécu un parcours chaotique parfois fort long avant que leur affection ait été enfin reconnue et qu'on soit ensuite parvenu à la traiter de manière adéquate.
Comment concilier le caractère nécessairement rétrospectif du "diagnostic" avec les recommandations irréalistes de traitement aussi précoce que possible (basées sur des données statistiques de validité forcément discutable)?
Comment choisir entre la poursuite ou l'arrêt d'un traitement efficace, entre ses inconvénients ou le risque de récidive imprévisible des troubles? Personne aujourd'hui n'a de réponse satisfaisante à ces questions.

Une autre difficulté encore est à ce point évidente qu'elle nous crève les yeux. Pourtant, nous ne parvenons pas à la voir et, en général, ceux dont ce serait le métier de la garder sans cesse à l'esprit et de nous l'expliquer pour nous y préparer nous aussi, ils s'en gardent bien. En effet, ils savent, sans peut-être se l'avouer toujours clairement, qu'ainsi réduire leur rôle thérapeutique à sa véritable importance fort limitée leur imposerait une grande modestie et une plus grande humilité encore. Ce sont là des traits de caractère difficiles à acquérir et à défendre par ceux qu'on s'est tellement habitué à en attendre qu'ils accomplissent des miracles, qu'ils ont parfois eux-mêmes fini par s'en croire capables.
Répétons-le à nouveau ici: ce que nous savons et ce qu'on nous dit des "maladies" mentales chroniques, ce sont des généralisations à partir d'observations et de constatations individuelles, assez arbitrairement classées et regroupées, au fil des décennies, sous forme de statistiques dont les "marges d'incertitude" sont très grandes et nécessairement calculées rétrospectivement.

Dans des loteries officielles (p.ex. Lotto, Loteries nationales, etc.), le nombre connu de billets émis et les tirages bien définis permettent de prédire, grâce au calcul des probabilités et avec une grande précision, le nombre de billets gagnants sur l'ensemble des billets vendus. Cependant, le détenteur d'un unique billet, que peut-il dire? Tout au plus, il peut dire qu'il a un certain "pourcentage" de chances de gagner quelque chose, c'est-à dire que, s'il avait acheté cent billets, il aurait, à peu près, un nombre prévisible (un certain "pourcentage") de billets gagnants. Il ne pourrait cependant pas désigner à l'avance quels billets il devrait conserver, quels billets il pourrait déchirer. Il devra attendre le tirage pour en connaître le résultat.

A la loterie des maladies mentales, les numéros des billets distribués sont bien moins lisibles que sur les billets des loteries officielles d'Etat. Des psychiatres ont recensé, rétrospectivement, de nombreux malades et ont comptabilisé leurs divers troubles. Ils ont, plus ou moins fidèlement, retracé leurs histoires individuelles. Cela leur a permis, en fonction des troubles présentés par chacun et de l'évolution de sa maladie, de ranger les malades dans différentes catégories diversement nombreuses. Mais les règles de cette loterie-là sont les mêmes que pour les loteries officielles d'Etat. Si on connaît à peu près les caractéristiques d'ensemble que les affections mentales présentent statistiquement, il n'est guère possible, pour un malade mental donné en particulier, de prévoir comment sa maladie à lui évoluera, ni quel traitement sera le meilleur, ni dans quelle mesure il sera efficace.
Mais, chaque malade individuellement, n'est-ce pas précisément cela qu'il lui importe de savoir? Quel peut être pour lui le sens de savoir que, "dans son cas, il y a autant de chances (pour cent) que son affection évolue plutôt comme ceci que comme cela"? Alors que les pourcentages dont il est fait état sont très approximatifs et toujours loin d'avoisiner des valeurs qui seraient clairement rassurantes.
Alors que, pour de nombreuses affections dites "somatiques", il est aujourd'hui devenu possible de faire un pronostic assez sûr (un pourcentage élevé de prédictions justes) pour chaque malade individuel, ce n'est pas encore le cas pour les affections mentales psychotiques chroniques, et il faut que cela se sache.


Première publication: 16 Mars 2001 (J.D.) Dernière modification: 17 Mai 2002

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