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Doit-on, toujours et systématiquement, oublier et nier d'élémentaires évidences?
ou encore
pourquoi s'obstiner dans l'éternelle confusion des "raisons" et de leurs causes?

" Science tells us what we can know, but what we can know is little, and if we forget how much we cannot know we become insensitive to many things of very great importance. Theology, on the other hand, induces a dogmatic belief that we have knowledge where in fact we have ignorance, and by doing so generates a kind of impertinent insolence towards the universe. Uncertainty, in the presence of vivid hopes and fears, is painful, but must be endured if we wish to live without the support of comforting fairy tales. It is not good either to forget the questions that philosophy asks, or to persuade ourselves that we have found indubitable answers to them. To teach how to live without certainty, and yet without being paralysed by hesitation, is perhaps the chief thing that philosophy, in our age, can still do for those who study it."

Bertrand Russell: History of western philosophy (Introduction, p.2) Routledge, London, reprinted in 2005 ISBN 0-415-32505-6

("La science nous dit ce que nous pouvons savoir, mais ce que nous pouvons savoir est peu de chose, et si nous oublions combien [par contre] nous ne pouvons pas savoir, nous devenons aveugles à de nombreuses choses très importantes. La théologie, d'autre part, encourage à nous forger la croyance dogmatique de posséder le savoir là où en fait nous [n'] avons [que de] l'ignorance, et ce faisant, elle engendre une sorte d'insolence impertinente envers l'univers. Face à de vives et intenses espérances et de grandes peurs, l'incertitude est douloureuse mais nous devons la supporter si nous souhaitons vivre en nous passant du soutien de rassurants contes de fées. Il n'est pas bon, ni d'oublier les questions que pose la philosophie, ni de nous persuader que nous leur avons trouvé des réponses indubitables. Enseigner comment vivre sans certitudes, sans pour autant être paralysé par les hésitations, c'est peut-être la chose principale qu'à notre époque la philosophie peut apporter à ceux qui l'étudient.")

"Just as compulsory primary education created a market catered for by cheap dailies and weeklies, so the spread of secondary and latterly tertiary education has created a large population of people, often with well-developed literary and scholarly tastes, who have been educated far beyond their capacity to undertake analytical thought."

Sir Peter Medawar: Pluto's Republic, p. 249, Chapter about "The phenomenon of man" by Teillard de Chardin

("Tout comme l'instruction publique primaire et obligatoire a créé un marché alimenté par des quotidiens et des hebdomadaires populaires (bon marché), ainsi l'extension de l'instruction secondaire et plus récemment tertiaire a produit une abondante population de personnes aux goûts littéraires et pour l'érudition souvent bien développés, qui ont reçu une instruction dépassant de loin leur capacité à se servir d'une réflexion analytique.")

Il y a déjà bien longtemps que nos religions monothéistes ("les religions du Livre"), telles qu'elles nous apparaissent aujourd'hui, se sont approprié l'aristotélisme et l'ont modelé en aristotélicisme selon des interprétations de textes qui plaisaient à l'imagination de leurs "penseurs" et théologiens religieux. De plus, l'église catholique romaine, (entre autres exemples représentatifs possibles de religions), pour mieux asseoir son autorité "ecclésiale" - en plus de son "autorité spirituelle" - a cédé, progressivement mais rapidement, à la tentation (semble-t-il irrésistible) de se mêler de politique séculière civile et publique, et à la soif du monopole de l'exercice du pouvoir temporel (ce qui, présentement, n'est plus que nostalgie d'un passé révolu qu'on peut espérer définitivement mort, mais dont elle songe pourtant constamment aux moyens de le ressusciter - peut-être sur d'autres continents? - pour récupérer des bribes de son ancienne autorité "universelle" désormais à la dérive voire perdue).

Ce pouvoir - en réalité de nature politique - s'est toujours voulu aussi absolu que possible, se proclamant l' "autorité spirituelle" intouchable (sacro-sainte) et indiscutable par essence, c'est-à dire farouchement intolérante des idées, opinions et croyances divergentes des siennes, depuis toujours autoritaire et intransigeante malgré un discours devenu aujourd'hui apparemment plus feutré, affectant désormais une certaine tolérance somme toute très superficielle et assez peu convaincante. Mais cette prétendue "autorité spirituelle" toute autoproclamée ne pouvait ni ne peut évidemment que s'interdire à soi-même d'évoluer en même temps que la société qui l'entoure. En effet, elle s'arc-boute sur de très improbables et invraisemblables mythes qu'elle-même a créés, mythes définitivement pétrifiés auxquels elle s'accroche obstinément, puisqu'elle prétend détenir une vérité révélée il y a de cela plus de deux millénaires, une "Vérité" qui, selon elle, ne peut être qu'absolue, éternelle, immuable et sacrée (taboue).

Pour leur part et depuis leurs débuts et plus particulièrement dans nos pays latins et francophones, les disciplines de la psychologie, de la psychopathologie et de la psychiatrie ont été fortement influencées - littéralement imprégnées - par la philosophie aristotélicienne (considérée dès le moyen-âge comme "la sagesse et le savoir perdus puis retrouvés des anciens") dont elles ont été les héritières, tout comme les religions l'avaient déjà elles-mêmes été. Toutefois, cet héritage avait été abatardi au préalable par les aménagements que le judaïsme, les christianismes du moyen-âge et leurs théologies dogmatiques n'avaient pu s'empêcher (ou avaient trouvé bon) de lui apporter et, en quelque sorte, de lui imposer.
De nos jours, les habitudes de pensée, le respect quasi général et automatique de l'argument d'autorité, et les croyances d'une majorité de nos populations occidentales reflètent encore toujours, de façon peut-être plus ou moins estompée et souvent peu consciente, ces représentations que les religions leur ont inculquées et imposées pendant les siècles où leur pouvoir temporel allait de soi et a largement prévalu.

Au XXème siècle, Bertrand Russell nous rappelait (cf la citation en épigramme ci-dessus) que la philosophie pose des questions auxquelles chacun ne peut apporter de réponses que personnelles qu'il trouve grâce à sa propre imagination et qui satisfont ses aspirations intimes, sans pour autant jamais être capable de donner une preuve indiscutable de leur validité générale (leur "Vérité"). Quant à la théologie, elle promulgue des "réponses" que la religion, d'autorité, prétend imposer à tous sans distinctions, sans plus de preuves que, de son côté, la philosophie n'en donne à ceux qui l'étudient et s'en construisent leur vision personnelle (mais que chacun pour lui-même peut cette fois librement choisir d'adopter ou de rejeter). Tandis que la "Science", par contre, en soumettant à l'expérimentation ses hypothèses et les interprétations de ses observations des phénomènes, leur confère une probabilité de validité toujours croissante s'approchant progressivement et de plus en plus près de cette "vérité" recherchée, sans toutefois jamais l'atteindre définitivement ni par conséquent en totale certitude (c'est ce que j'aime appeler une approche asymptotique à l'infini).

Mais ce qui me paraît le plus important et à ne jamais oublier, c'est que la connaissance obtenue par la science, même si elle n'est jamais définitivement acquise et doit constamment être remise en question, repose néanmoins sur des preuves qu'en principe tous et chacun (bien sûr s'il en a les moyens matériels et intellectuels) pourrait - s'il le voulait vraiment - vérifier par lui-même en examinant et en dupliquant l'expérimentation qui les a fournies, et en la "vérifiant". Tandis que la philosophie et la théologie ne répondent aux questions qu'elles se posent que par des affirmations dépourvues de preuves factuelles, par des réponses inventées qui ne s'appuient que sur l'imagination et l'argument d'autorité de leurs auteurs (et cette "autorité" elle-même, quelles sont donc les preuves dont elle s'autorise et qui la légitiment, qui "l'autorisent", qui la justifient?)

Nous avons là un parfait exemple de l'inévitable dichotomie entre croyance et savoir, entre imagination et connaissance vraie. Nous avons trop souvent la faiblesse de vouloir délibérément ignorer cette distinction pourtant fondamentale et indispensable, et cette confusion n'est qu'une facilité trompeuse de penser qui nous permet en effet de croire complaisamment à nos rêves et de prendre (le plus souvent erronément!) pour vrai tout ce qu'il nous plairait de croire: le monde tel que nous désirerions qu'il soit (tel qu'il "devrait être" ou dont nous rêvons) plutôt que le monde qui, selon toutes les apparences testables, est bien tel qu'il est en réalité, même si certains des aspects de cette réalité risquent de ne pas correspondre à nos espoirs ni à nos attentes.

La plupart des praticiens de la psychologie, de la psychopathologie et de la psychiatrie se présentent comme étant des "scientifiques". En réalité, leurs disciplines combinent et amalgament deux méthodes bien distinctes et de valeurs "scientifiques" bien inégales:

la première méthode, la plus immédiatement visible à tous, est commune aux tout premiers pas débutants de toutes les sciences en général: elle consiste surtout à décrire les phénomènes qu'elle observe, à les dénombrer, à les répertorier, à les classer et à les regrouper en fonction des circonstances dans lesquelles ils ont été observés, et en se basant principalement et quasi uniquement sur des critères de description. C'est là un travail de naturaliste, de collectionneur en quelque sorte (à la Linné), qui ne présume en rien des causes possibles à l'origine des phénomènes observés, et ne se préoccupe que d'apparences superficielles mais guère des relations causales éventuelles qui pourraient les relier entre eux. C'est ce qu'on pourrait appeler la "collecte des faits". Si elle procède avec "méthode" et respecte des règles systématiques bien codifiées et appliquées avec rigueur et constance, on peut dire en effet qu'elle est "scientifique" ;

mais la deuxième "méthode", (si toutefois on peut lui donner ce nom de méthode), n'a cette fois plus rien de "scientifique", ce n'est tout bonnement que de l'herméneutique (cette dénomination vise sans doute à faire plus sérieux et "scientifique" que si on parlait ouvertement de divination, d'interprétation inspirée de pythonisse, d'intuition ou d'invention littéraire et d'imagination romanesque, mais cela ne devrait tromper personne!). Elle consiste à trouver (à imaginer) aux phénomènes "psychologiques", "psychiques" et "comportementaux" ce que le public en général et les "professionnels du mental" appellent leurs "raisons", qui ne sont en réalité que ces raisons-là que les professionnels eux-mêmes s'inventent, hébergent et cultivent dans leur propre cervelle.
On pourrait (à juste titre!) la dénommer la méthode bouche-trous parce qu'elle utilise des constructions imaginaires (des croyances ou "vues de l'esprit") pour masquer et combler les lacunes de leur savoir dues à l'ignorance (que celle-ci soit légitime et excusable ou non) que refusent d'avouer ceux qui habituellement préfèrent revendiquer leur science infuse et afficher leur réputation d'omniscience. Les sceptiques anglo-saxons appellent parfois cette méthode celle de l'argument "God did it, the god of the gaps" (c'est Dieu qui l'a fait ainsi: le dieu des lacunes, celui des hiatus du savoir), c'est l'argument sans réplique qui en toutes circonstances peut toujours tout expliquer quand l'argumentateur, à court d'arguments valables, est réduit à quia.
Ce recours à la seule imagination incontrôlée oppose radicalement la philosophie et la théologie à la "méthode scientifique". Cette dernière s'efforce d'être rationnelle et est, du moins selon mon sentiment, intellectuellement plus honnête que la théologie avec laquelle elle serait plutôt incompatible. Car, contrairement à la théologie qui ne brasse que des croyances et les codifie pour ensuite permettre à la religion d'en faire des oukases, elle se base sur des preuves concrètes que chacun peut vérifier, et elle ose aussi reconnaître et signaler ses ignorances tout en s'efforçant d'en réduire graduellement le nombre et l'ampleur. Plutôt que de définitivement figer un savoir reconnu et toléré (et des croyances imposées) en dogmes intouchables, la méthode scientifique - et elle seule! - fait au contraire progresser la connaissance parce qu'elle se remet sans cesse en cause et accepte l'examen critique et la révision éventuellement nécessaire de ses résultats.

Il faut plutôt s'interroger sur les "causes" biologiques et physiques véritables des apparentes "raisons" attribuées aux "troubles psychiatriques" et les rechercher, c'est-à dire se demander (et rechercher) quelles sont les altérations cérébrales qui en sont responsables (qui en sont la cause) et qui font que les "raisons" attribuées aux malades ont perdu toute logique et sont devenues déraisonnables ou absurdes !
En même temps et plus fondamentalement encore, il faut aussi se demander (et rechercher!) quelles sont les causes biologiques profondes qui sont à l'origine des altérations cérébrales elles-mêmes (les "causes premières" dans la terminologie - aujourd'hui quelque peu démodée - utilisée par un certain Claude Bernard, ce grand oublié, de nos jours devenu tout juste bon à prêter le prestige de son nom au fronton de certaines Ecoles et Universités! - Mais qui, aujourd'hui sait encore à quels mérites sont véritablement dus ces "vestiges de prestige"?)

Mener à bien une recherche nécessairement "tous azimuts" dans l'immensité de l'univers cérébral est infiniment plus ardu et bien plus long et lent que d'imaginer de gentilles "explications" faciles et puériles de contes de fées (maléfiques ou bénéfiques selon les besoins et humeurs de leurs conteurs), car elle exige de maîtriser et de comprendre à la fois la connaissance de la structure, de la composition et du fonctionnement du cerveau dans leurs multiples et très nombreux aspects, ce qui ne me semble pas pouvoir être à la portée de simples et individuels rêveurs isolés, plus ou moins "philosophes", d'artistes plus ou moins doués ou s'érigeant en amateurs "éclairés", éventuellement aussi "originaux", "révolutionnaires" et "génialement imaginatifs" soient-ils vraiment, et peut-être aussi sympathiques et de sincère bonne volonté s'efforcent-ils parfois de se montrer (ce qui, malheureusement, bien qu'utile et peut-être nécessaire, est loin de suffire à résoudre les problèmes de biologie normale et pathologique posés par les affections mentales chroniques!)...

Pour reprendre une phrase particulièrement pertinente de Claude Bernard: "[...] ils simplifient trop et raisonnent sur les phénomènes tels qu'ils les font dans leur esprit, mais non tels qu'ils sont dans la nature." (Il disait cela en prenant pour exemple des mathématiciens respectés et reconnus comme fort compétents dans leurs domaines particuliers d'expertise, mais qui, inévitablement, se mettaient à dire des âneries quand, s'appuyant abusivement et avec quelque naïve témérité sur leur bonne réputation professionnelle et leur notoriété justement acquise, ils se mêlaient imprudemment de disserter de biologie, une discipline dont ils auraient dû se douter qu'ils n'en connaissaient pas grand-chose. Ce jugement peut aussi et en tous temps s'appliquer très généralement à chacun de nous à propos de tous les très nombreux domaines qui ne nous sont pas familiers; une importante proportion de nos contemporains "intervenants" en "santé mentale" n'y échappent pas non plus, et cela en dépit de leur bonne volonté et de leurs bonnes intentions qui, j'y insiste, ne sont ici pas le moins du monde mises en doute).

Les "troubles" mentaux chroniques et psychotiques sont, pour nos "professionnels du mental", des assemblages de symptômes et de signes que les psychiatres regroupent et combinent entre eux pour en faire des constructions composites purement conceptuelles. Et si on y regarde d'un peu plus près, on s'aperçoit que pour les "psys", chaque signe et chaque symptôme n'est aussi lui-même qu'un concept de même nature. On peut alors constater qu'une étiquette se bornant à donner un nom à ce concept suffit à créer l'illusion commode de le réifier, c'est-à dire autorise dès lors à le considérer comme une entité concrète dotée d'une existence réelle et autonome. Et cette illusion entretient durablement la croyance, fausse elle aussi, qu'on peut "agir" directement sur ces faux "objets", alors qu'en réalité il ne s'agit dans ces cas que d'ébauches purement verbales (creuses) et improvisées de concepts immatériels (c.-à d. de pures hypothèses mal définies non encore validées expérimentalement).

J'ai déjà dit ailleurs qu'on n'exorcise pas par des paroles ces sortes de mirages que sont les hallucinations et les délires, on les anéantit en supprimant leur(s) cause(s). De même, les médicaments neuroleptiques n'agissent pas non plus directement sur les signes et symptômes, ils ne peuvent parfois que les supprimer, voire plus souvent seulement les atténuer, en agissant sur certains neurones (qu'ils ne détruisent ni ne "bloquent"). Ces neurones-là qui sont directement touchés par un médicament psychotrope, normalement peuvent n'être que très indirectement et fort partiellement responsables des signes et symptômes; mais ils influencent à leur tour (soit en les excitant, soit en les "freinant"), parfois au travers de multiples chaînes de neurones intermédiaires, des cellules nerveuses pouvant se trouver soit à proximité d'eux, soit dispersées à de grandes distances de "l'impact" initial du neuroleptique administré.

Mais encore toujours nombreux sont les professionnels qui semblent n'avoir pas compris - ou peut-être refusent-ils de regarder l'évidence en face - que la correspondance (l'adéquation) de leurs concepts avec la réalité physique et biologique des mécanismes donnant naissance aux signes et symptômes et par conséquent aux diverses psychoses, est d'autant moins établie que leur conceptualisation ne peut prétendre construire une représentation fiable et fidèle de la réalité, car elle n'est en fait qu'une construction hypothétique, très imaginaire ("fantaisiste") et simpliste, elle se satisfait d'ignorer les mécanismes biologiques innombrables et très divers qui, bien que constitutifs de la réalité biologique (physiologique) et indispensables à son bon fonctionnement, lui restent cachés donc inconnus et ignorés.

Cette représentation toute intuitive, métaphorique et simpliste, qu'on pourrait qualifier d'aristotélicienne et platonicienne, est seulement inférée et construite sur la base d'apparences superficielles (c.- à d. de symptômes et signes "pathologiques" directement observables, qu'on compare (qu'on imagine "correspondre") à d'autres "symptômes" qu'on pourrait dire "normaux" observés chez des personnes cette fois "en bon état mental", et que, sans preuves, on imagine très arbitrairement résulter de "mécanismes (?!) psychologiques correspondants" et peut-être "équivalents" mais "dévoyés"). Elle ne tient aucun compte de la réalité du monde physique ni de la multiplicité, et encore moins de la diversité des mécanismes biologiques qui peuvent conduire à des troubles apparents qui, si parfois ils se ressemblent, d'autres fois paraissent au contraire fort différents les uns des autres; et ce dédain des mécanismes biologiques entraîne avec lui la conviction totalement erronée que des symptômes "mentaux" qui à nos yeux se ressemblent doivent résulter de causes "psychologiques" voisines voire communes, tandis que des symptômes intuitivement jugés différents les uns des autres devraient avoir pour origines des "mécanismes psychologiques" eux aussi distincts les uns des autres.

D'autre part, on sait qu'un "symptôme" de trouble psychologique, bien qu'en apparence "unique" et "caractéristique", peut résulter d'altérations biologiques distinctes et variées (tout comme l'hyperglycémie des diabétiques peut avoir des origines diverses, ou comme un ictère - une "jaunisse" - peut résulter de mécanismes multiples, p.ex.), et on sait aussi qu'une même altération biologique, selon le moment du développement cérébral où elle naît, ou/et en fonction de la place qu'elle occupe dans une chaîne de réactions biochimiques, peut être à l'origine de manifestations "psychopathologiques" qui apparaissent fort différentes les unes des autres.
Autrement dit, comme déjà rappelé par les psychologues S.P. Springer et G. Deutsch (v. Entêtement), l'intuition populaire qui porte à croire que toujours les mêmes causes [organiques] produiraient les mêmes effets [psychologiques et comportementaux] et que, inversément, les mêmes effets [psychologiques] auraient pour origine(s) les mêmes causes [organiques, et psychologiques?] ne peut encore presque jamais se vérifier avec la moindre certitude si on tente de l'appliquer en psychopathologie ou en psychiatrie.

La réalité "cérébrale biologique" est à tel point complexe qu'elle comporte encore trop d'inconnu dont il est parfois difficile de prendre une conscience claire de toutes ses composantes, un inconnu difficile à reconnaître comme tel et à l'avouer, à identifier et à cerner pour de nombreux praticiens "psys". Il est décidément plus expéditif pour eux de délibérément en faire l'impasse (souvent même par une sorte d'idéologie bien proche de la métaphysique ou encore de la théologie!), ce qui n'est guère étonnant si l'on songe que cette extrême complexité constitue un défi de première grandeur que de nombreuses équipes de chercheurs dans le monde entier s'acharnent laborieusement depuis des années à relever. Les progrès que ces chercheurs ont déjà réalisés, même s'ils sont considérables et depuis quelques décennies vont en s'accélérant, ne représentent toutefois qu'une bien faible portion de la tâche qui reste à accomplir. Ce qui explique qu'à chaque annonce sensationnelle de nouveau [petit] progrès ou découvertes [plus ou moins importantes] rapportés et montés en épingle par la grande presse (mais que celle-ci évalue mal et replace mal dans leur contexte biologique qu'elle ne comprend pas), le public espère qu'on a enfin trouvé la panacée à toutes les maladies mentales, puis il doit déchanter parce que pour lui rien ne change vraiment dans l'immédiat, et parfois il perd patience et se met à soupçonner qu'on le mène en bateau.

Pareille situation est pain bénit pour tous les gourous et charlatans prometteurs de miracles proches ou lointains, pour tous les marchands de thérapies plus ou moins ésotériques ou encore dites "naturelles" ou "parallèles". La seule façon de s'en défendre est la pédagogie largement diffusée à laquelle les psychiatres feraient bien d'honnêtement et sérieusement s'atteler au bénéfice des malades et de leurs familles. Je sais que certains s'y emploient sincèrement, et ils sont aujourd'hui déjà assurément moins clairsemés que naguère, mais je crois que leur nombre n'est pas encore suffisant. Peut-être devraient-ils plus souvent participer à des "universités populaires" (et sur la toile d'Internet?) sans nécessairement espérer y faire prévaloir leur promotion personnelle - ni leurs croyances personnelles non prouvées. Ainsi pourraient-ils sans doute faire mieux comprendre au public pourquoi les vrais progrès thérapeutiques qu'il attend de la psychiatrie ne peuvent être que fort lents et trop souvent risquent de lasser la patience de ceux qui accompagnent et tentent d'aider les malades.


Première publication: 29 Octobre 2012 (J.D.) Dernière modification: 29 Octobre 2012

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