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Le Système des Fictions

En Belgique, notre société s'enorgueillit d'un système de sécurité sociale et de soins de santé dont on nous dit qu'ils seraient souvent cités en exemple dans d'autres pays.
Pourtant, que fait-elle pour les victimes des
maladies mentales chroniques?

ou
le système des fictions qui donnent bonne conscience.

De nombreux clichés, et des idées toutes faites plus nombreuses encore, circulent dans le grand public, sur les maladies mentales, la "Santé Mentale", la psychiatrie et les psychiatres, les conditions de vie des malades mentaux chroniques. En général, on se garde soigneusement de remettre ces idées reçues en question. Dans l'esprit de certains, douter de leur bien-fondé équivaudrait à menacer la crédibilité, la respectabilité d'institutions, professions, habitudes et traditions allant à ce point de soi qu'il est devenu inutile de s'interroger sur leurs significations et finalités réelles ou de s'en inquiéter. Ces idées font si bien partie de notre paysage mental et social que nous n'y pensons plus. D'ailleurs, pourquoi le grand public se soucierait-il de problèmes qui, croit-il, ne concernent que les autres, quelques autres sans doute assez rares pour qu'on n'en parle pour ainsi dire jamais?

Pourtant, les psychoses sont des affections mentales chroniques qui touchent bien plus de personnes qu'on ne se l'avoue généralement puisque, dans leur ensemble, on estime qu'elles frappent quelque 3% au moins d'entre nous au cours de notre vie. C'est dire que, si nous-mêmes et nos proches, nous avons eu, jusqu'à présent, la chance d'être épargnés par ce type d'affection, tous, pourtant, nous connaissons, parmi nos amis, connaissances ou ceux que nous côtoyons chaque jour, l'une ou l'autre famille dont un membre est atteint par une maladie mentale chronique grave. Que nous le voulions ou non,

nous sommes donc tous concernés.

Dans ce qui suit, on se propose de débusquer, de la jungle des idées reçues sur les maladies mentales et ce qui s'y rapporte, quelques unes des nombreuses fictions dont on persiste à vouloir nous gaver. Bien plus qu'inutiles, elles sont néfastes, car elles s'opposent à tout progrès. Il faut les dénoncer, les mettre en lumière, en démonter les mécanismes. On laissera toutefois à chacun le soin de découvrir ou imaginer par lui-même les raisons pour lesquelles ces fictions ont la vie si dure.

Les fictions sont un expédient commode, le moyen remplaçant tous les autres dont on ne dispose pas ou dont on ne veut pas.

Notre société, moderne et industrialisée, connaît des crises économiques qui, à leur tour, engendrent leur lot de difficultés sociales. Celles-ci sont à l'origine de phénomènes de marginalisation et d'exclusion d'individus et de familles entières. Le chômage, la paupérisation, l'illettrisme entraînent avec eux l'exclusion sociale. A son tour, cette dernière engendre des détresses et des troubles psychologiques plus ou moins visibles.

Ces troubles psychologiques-là, ceux qui, selon l'expression de certains, refléteraient le "mal-être" et le "mal-vivre" dans notre société, ils sont certes très réels. Leurs causes véritables et bien connues sont, de toute évidence, économiques et sociales. Personne n'ignore quel en est le remède obligé: l'emploi correctement rémunéré donnant accès aux ressources financières et, par voie de conséquence, au logement, à la nourriture, à l'instruction, aux soins de santé, etc., bref à un minimum décent de "qualité de vie", une certaine dignité.

Faute de pouvoir apporter aux causes socio-économiques les solutions spécifiques, on préfère inverser les rôles, permuter causes et conséquences. On appelle ces dernières maladies mentales, et on les accuse de provoquer la précarité et l'exclusion qui, en réalité, sont à l'origine des difficultés psychologiques. Les problèmes socio-économiques deviennent ainsi des problèmes de santé mentale. On proclame désormais bien haut qu'il suffit, pour tout résoudre, de prévenir ces derniers et de les soigner par la psychothérapie dont le seul nom semble présager la guérison. Une administration, institution spécifique, est chargée d'y pourvoir.

Par diverses "thérapies", la "Santé Mentale" prend en charge l'ensemble de la problématique des maladies mentales et des malades mentaux chroniques: première fiction

Cette nouvelle et providentielle panacée est composée d'administratifs, de psychiatres, de psychologues, d'assistants sociaux, d'éducateurs, d'aides psychologues, etc., etc. Ces techniciens du psycho-social - par définition consciencieux, dévoués, experts compétents, omniscients, aisément accessibles et disponibles en permanence - orientent et guident leurs protégés et rescapés dans le dédale d'un interminable parcours toujours recommencé, d'organisme en organisme, de bureaux en bureaux, d'un guichet à d'autres guichets. Certains de ces fonctionnaires d'un nouveau type noircissent un papier abondant attestant de leur activité humanitaire et socialement bénéfique. En réalité, n'ayant rien de concret à proposer, aucun emploi décemment rémunéré à leur offrir, ils se bornent à transformer les défavorisés économiques et sociaux en assistés permanents et en malades sociaux; ils les appellent malades mentaux qu'il faut soigner, réinsérer ou "réhabiliter". Ce faisant, ils se convainquent de leurs propres compétences psychologiques et psychiatriques, ils pensent prouver à tous et à soi-même leur utilité pour la communauté, leur importance dans le système social, justifier leurs propres postes et leurs salaires, bien mériter de la société.

Ils recommandent la création de "centres" et autres lieux divers, leur attribuant des noms ronflants et des sigles imposants. Ils permettent ainsi à d'autres psychologues, assistants sociaux, psychiatres, etc., de s'y installer et d'y trouver leur raison d'être: discourir, de manière aussi convaincante que possible, à propos de malades artificiels dont ils diront qu'ils les "soignent" en les occupant à des tâches qualifiées d'éducatives et "revalidantes" mais habituellement dépourvues de tout intérêt et d'une quelconque utilité pratique. Mais a-t-il jamais été question de mesurer l'efficacité aux résultats obtenus, alors qu'il est plus aisé de séduire par la typographie luxueuse et le beau papier de pamphlets publicitaires masquant délibérément l'absence de réalisations effectives derrière l'annonce des bonnes intentions?

Qu'on se rassure, la fiction suivante n'est qu'une "hypothèse d'école". Que penserait-on, par exemple, de compagnies aériennes qui, ayant procédé à leurs prévisions financières, préféreraient réduire ou même abandonner l'entretien régulier, estimé trop coûteux, des appareils de leur flotte, en faveur de la création "d'équipes d'accompagnement et de soutien psychologique" aux familles des victimes des crashes aériens?

Une telle situation n'est, bien sûr, qu'imaginaire. C'est une fiction romanesque volontairement absurde, tout au plus digne d'un roman d'anticipation. Elle est d'autant plus absurde que, dans la vie réelle, les hypothétiques compagnies aériennes responsables d'une pareille politique éprouveraient à coup sûr beaucoup de mal à convaincre leur clientèle que les équipes de psychologues et psychiatres seraient capables d'empêcher les avions de s'écraser ou, à défaut, de faire endurer ces catastrophes par leurs clients ou les leur faire oublier.

Dans la vie réelle cependant, il semble beaucoup plus aisé à la "Santé Mentale" de persuader le public - pour les besoins de sa cause - que les défavorisés sociaux le sont pour des raisons "psychiques", qu'il suffit de ne se soucier que de ces dernières. Pareille interprétation tendancieuse n'offre que des avantages. Elle permet d'effacer, pour un temps, les économiquement exclus de la liste officielle des demandeurs d'emploi. Elle les distrait en leur imposant d'autres occupations et, par la même occasion, tout en se donnant l'image du bon Samaritain, elle justifie sa propre existence aux yeux du public et aux siens-mêmes. La charge financière immédiate des expédients mis en oeuvre peut être présentée comme importante (plus ça coûte, plus c'est sérieux?) mais toutefois moins lourde que celle des solutions à long terme (les vraies solutions écartées). En résumé: n'essayons pas de résoudre les problèmes, tentons seulement de les faire oublier. Remplaçons les par d'autres, artificiels et fictifs mais apparemment maîtrisés au prix d'efforts qu'on dit méritoires, et prétendons que tout est ainsi résolu.

Un exemple flagrant de cette intoxication psychologique (cette désinformation) devrait suffire à illustrer notre propos. Nos "experts responsables" de la "Santé Mentale" proclament "mettre l'accent sur la prévention des maladies mentales", et ils en persuadent les responsables politiques qui, apparemment, ne demandent qu'à les croire. Cependant, et c'est de notoriété publique, les experts scientifiques du monde entier admettent que les causes et mécanismes des maladies mentales chroniques sont toujours inconnus aujourd'hui, et l'apparition chez quelqu'un d'une psychose chronique est encore imprévisible par les moyens dont nous disposons à l'heure actuelle.

A quels simples d'esprit croit-on s'adresser pour espérer leur faire croire qu'il serait possible de prévenir quelqu'événement imprévisible que ce soit dont, de surcroît, les causes et les mécanismes sont inconnus? Et ceux qui sont officiellement chargés de cette prévention notoirement impossible, à quoi donc occupent-ils leurs laborieuses journées sinon peut-être à perfectionner et moderniser les très anciennes techniques de l'auto-omphaloscopie, ou encore à entretenir leur chirotrichose tout à loisir?

Sera-t-il toujours politiquement rentable de paraître gober pareille absurdité?

Mais l'institution "Santé Mentale" existe, ses promoteurs veulent l'exploiter au mieux. Elle s'occupe de tous ceux que désormais elle appelle des malades mentaux (les faux et les vrais). Dès lors, pourquoi ne pas la substituer aussi aux "Instituts psychiatriques", "hôpitaux psychiatriques" et "Services psychiatriques d'hôpitaux généraux"? Pourquoi ne pas lui faire assumer la "psychiatrie ambulatoire" dont on vante tout à la fois l'aspect humanitaire et social, les prétentions à l'efficacité thérapeutique et à la réinsertion sociale, à la gestion plus rationnelle et moins onéreuse, en l'opposant à la psychiatrie "hospitalocentrique" dite "asilaire", réputée dispendieuse, qualifiée de "iatrogène" et, pour tout dire, de sinistre réputation?

Et voilà comment, en une seule opération quasi magique, on construit non pas une, mais deux fictions propres à endormir le public et à "laver plus blanc".

Fiction suivante: les maladies mentales sont un mal de notre société moderne

Cette vision nous présente donc les défavorisés économiques et sociaux, les exclus à la dérive, comme des malades mentaux rendus tels par la nocivité supposée de notre système de société industrielle. La "Santé Mentale" prétend s'efforcer de résoudre leurs problèmes "psychiques", suggérant par là-même aplanir leurs difficultés économiques et sociales qui ne seraient en réalité que des "problèmes psychiques"... Nous savons pourtant bien que les troubles mentaux vrais, les maladies mentales chroniques graves, celles qu'on appelle les psychoses, ces affections mal connues du grand public qui les regroupe sous le nom de folie, sont un fléau qui a existé depuis l'aube de l'humanité. Tout au long de son histoire, l'humanité a été confrontée à la folie. La folie n'a pas attendu l'avènement de notre société moderne et industrielle et n'en a pas eu besoin pour se manifester. Elle a sévi à toutes les époques, elle est de tous les temps. Seule une minorité des actuels exclus de la société sont des malades mentaux vrais.

Fiction suivante: les maladies mentales sont de purs "dysfonctionnements psychiques" immatériels (sans réalité organique)

C'est l'extension cohérente, la suite logique de la fiction précédente. Elle nie l'existence des vrais malades mentaux, c'est-à-dire les malades psychotiques chroniques graves. En effet, elle les dilue et en quelque sorte les dissout dans la catégorie fourre-tout des malades victimes de la société aliénante, victimes de ce monde moderne qui rendrait fou. Une fois l'amalgame obtenu, les mêmes méthodes de diagnostic et de traitement (les remèdes "psychothérapeutiques"?) deviennent applicables à l'ensemble des laissés pour compte. On règle ainsi le problème des malades mentaux vrais - avant même de l'avoir abordé - en même temps que celui des exclus du travail, ces autres personnes "à problèmes psychiques". Les malades mentaux chroniques graves ont ainsi disparu, escamotés. Désormais, ils n'existent plus, ils n'ont peut-être jamais existé et, ce qui est encore mieux, ils ne dérangent plus.

Telle qu'elle est constituée, organisée et fonctionne aujourd'hui dans ce pays, la "Santé Mentale" est inadéquate aux deux fonctions - sociale et "médicale" - qu'elle prétend remplir.

En effet, le marché du travail ne peut pas plus offrir de vraies perspectives aux personnes rentrant dans les circuits de la "Santé Mentale" qu'il n'en propose actuellement aux autres chômeurs. On pourrait même penser que le passage par ces circuits, loin de contribuer à une quelconque formation valorisante dont ses bénéficiaires pourraient se prévaloir, risquerait au contraire de constituer un label péjoratif, une discrimination qui rendrait l'obtention ultérieure d'un emploi rémunéré plus problématique encore.

La réorganisation anarchique - et jamais achevée - du réseau psychiatrique hospitalier, destinée à promouvoir et privilégier les "soins psychiatriques ambulatoires", reporte, dangereusement et toujours à plus tard, le diagnostic des malades psychotiques et le rend inutilement aléatoire. Les diagnostics de ces vrais malades gravement atteints ne peuvent être posés à temps, les traitements et les soins adéquats, essentiels et vitaux pour eux, ne sont pas définis ni mis en oeuvre en temps utile, et leur continuité, tout aussi indispensable, n'est presque jamais assurée. Telles qu'elles existent (?) actuellement, et même telles qu'on dépeint celles, indéfiniment promises mais encore inexistantes, les "structures de soins ambulatoires" (!?) ne peuvent avoir, techniquement, ni les capacités ni les ressources pour remplir correctement les missions de prévention (?), de dépistage, de traitements et de soins qu'on prétend leur assigner.


La démystification des multiples fictions dont est truffée l'opinion générale à propos de la psychiatrie requiert un minimum d'éclaircissements sur les caractéristiques des maladies mentales appelées psychoses chroniques. En effet, nombreux sont ceux qui croient encore - ou parfois peut-être voudraient faire croire - que les psychoses ne sont que des troubles virtuels ou imaginaires et immatériels quoique menaçants (comme quand on joue sur l'ambiguïté du langage, dans l'expression bien connue "faire naître la psychose", par exemple).Une majorité d'entre nous se représentent la nature des maladies mentales à tel point différente de celle des autres maladies, qu'elles s'auréolent d'un mystère inquiétant. C'est une erreur fondamentale, mais elle est si répandue qu'elle passe pour une banalité, un truisme. L'ignorance du public profane à ce sujet est la source d'innombrables malentendus que d'aucuns se plaisent à perpétuer. Il faut tordre le cou à cette erreur et dissiper les malentendus, rétablir les évidences malgré qu'elles gênent. Que le lecteur inquiet se rassure, le jargon psychiatrique n'est jamais nécessaire pour cela et sera évité. Pour faire aussi bref que possible, on se limitera aux explications indispensables, au risque de parfois trop simplifier. Qu'importe! Au moins, cela nous changera des traditions dans le domaine abordé.

Fiction encore: les maladies mentales chroniques graves sont d'une autre nature que les maladies du corps: ce seraient des "maladies de l'esprit"

La grande majorité des maladies mentales ont en commun de se manifester par des signes et symptômes qui n'ont rien de matériel, rien de concret ni qui soit facilement mesurable: ce ne sont que des discours, des croyances, des attitudes, des comportements, des sentiments, des états d'humeur contrastant fortement avec ceux habituellement rencontrés dans le restant de la population et qui peuvent paraître incompréhensibles ou choquants pour cette dernière.

Premièrement, cette absence de signes matériels concrets et mesurables confère aux maladies mentales une part de cette différence apparente, si fortement ressentie par tous, d'avec les maladies dites somatiques. L'absence d'éléments matériels tangibles semble encore toujours justifier le cliché selon lequel "ce n'est rien, c'est imaginaire, c'est dans sa tête que cela se passe", comme si le crâne humain n'était qu'une coquille vide!

Deuxièmement, les signes et symptômes des affections mentales sont des altérations de traits et "fonctions psychologiques". Tous, par habitude et facilité, nous considérons et nous parlons de ces traits et fonctions comme si ils étaient des entités concrètes, presque des objets matériels préexistants: la mémoire, la pensée, le raisonnement, la colère, la joie, la volonté, etc., etc., alors que ce ne sont que des constructions produites par notre cerveau, continuellement recommencées, plus ou moins instantanées, toujours temporaires, dont nous ne percevons que le résultat final, mais rien de leurs supports biologiques ni des mécanismes de leur élaboration qui se déroule dans des galaxies de neurones, sous notre crâne. (De la même façon, quand nous voyons des images altérées ou déformées sur l'écran de notre télévision défaillante, nous oublions qu'elles n'existent pas en tant qu'images, dans le poste TV bien plus rudimentaire pourtant que notre cerveau!)

Troisièmement, notre personnalité, nos fonctions mentales, nos perceptions, notre capacité à communiquer tant avec le monde extérieur qu'avec le monde intérieur de notre organisme (avec nous-même) dépendent de l'intégrité et de l'agencement correct des éléments biologiques constitutifs de notre cerveau.

"Nous sommes notre cerveau dans notre corps".

Cet organe est bien plus extraordinaire et complexe que tous les autres organes de notre corps. A la différence de ceux-ci, il traite surtout de l'information et chacun de ses éléments constitutifs, chacune de ses cellules (les neurones) est un individu unique, irremplaçable. Recevant et envoyant en permanence des signaux depuis et vers toutes les parties de notre corps, c'est ce cerveau qui coordonne et commande à tous nos organes et en assure la cohérence de l'ensemble, l'unité et l'identité: c'est le chef d'orchestre de notre organisme. (l'entretien video avec Jean-Didier Vincent était particulièrement pertinent sur ce sujet mais a été supprimé!)**

** cette vidéo [série "Dans quelle éta-gère" diffusée sur Antenne2 française] qui avait pour sujet le livre du Prof. Jean-Didier Vincent intitulé "Voyage extraordinaire au centre du Cerveau" - n'était plus disponible sur la toile en 2015. Heureusement, plusieurs autres vidéos du Professeur J.-D.Vincent sont encore signalées sur Internet, qui rendent compte de sa très intéressante vision globale du cerveau humain, vision qu'il rend tout à fait accessible au grand public dans plusieurs autres ouvrages.

Quand l'intégrité de la structure du cerveau est altérée précocement et profondément, entraînant la désorganisation des relations entre ses différents constituants, l'affection mentale psychotique finit par apparaître, et les seuls moyens connus de communication avec soi-même et avec le monde extérieur disparaissent. La vraie aliénation, la voilà: le chef d'orchestre est indisponible!

Les maladies mentales sont des maladies comme les autres, mais c'est l'organe qu'elles atteignent, tout à la fois unique, immensément complexe, essentiel à l'ensemble de nos fonctions et à notre identité, qui fait toute la différence.

Les psychiatres européens ont coutume de répartir les troubles mentaux en deux catégories distinctes: les névroses et les psychoses.

Les névroses sont des affections de l'humeur et des émotions se manifestant éventuellement par des phobies, des appréciations et des interprétations fausses des situations vécues, des valeurs, des personnes et de soi-même. Quoique pouvant être obsédants et extrêmement gênants dans tous les aspects de la vie quotidienne, les troubles névrotiques ne sont cependant pas sévères au point de rendre leurs victimes incapables de raisonnement et de prendre conscience qu'elles ont des problèmes psychologiques. Souvent, les personnes névrosées en arriveront, d'elles-mêmes, à la décision de consulter un médecin, un psychologue, un psychanalyste ou un psychiatre. Ces professionnels pourront les aider par l'écoute favorisant et dirigeant l'introspection, parfois avec un adjuvant médicamenteux destiné à soulager dans l'urgence (tranquillisants, anxiolytiques, antidépresseurs, etc.) Les scientifiques des neurosciences ont de bonnes raisons de penser que les névroses sont des affections acquises (apprises, par expérience) tardivement par rapport au développement du cerveau. Elles surviennent après que le développement cérébral se soit déroulé normalement (ceci pendant la vie embryonnaire et jusqu'au début de l'âge adulte).

Tous les circuits cérébraux importants s'étant mis normalement en place, la machinerie cérébrale n'est altérée que très superficiellement, elle demeure capable, moyennant l'aide d'un guide, observateur extérieur, de réviser et corriger les idées, croyances et interprétations erronées, ou encore les appréciations inexactes dont la personne névrosée peut ainsi être amenée à reconnaître elle-même le caractère soit absurde, soit faux, soit excessif ou invraisemblable.

Cette prise de conscience constitue l'étape la plus importante pour la guérison d'une névrose. Elle est le point de départ de la rééducation et de la guérison. Celles-ci sont possibles parce que les structures biologiques qui en sont le support matériel sont présentes, disponibles. Ces structures avaient achevé leur organisation fondamentale normale avant que la névrose ne se développe. Les connexions neuronales sont présentes, qui permettent aux neurones ayant engrangé des impressions inadéquates de se remodeler sous les influences nouvelles, correctes cette fois.

Des psychoses, on retiendra ici surtout la schizophrénie et les troubles bipolaires (la maniaco-dépression), car ce sont les plus dévastatrices et parmi les plus fréquentes. Ce sont des affections mentales qui, contrastant avec les névroses, altèrent à ce point les fonctions mentales de leurs victimes que ces dernières n'ont souvent pas conscience que les problèmes auxquels elles se heurtent sont de leur fait. Elles ne pensent donc pas à consulter un médecin, elles n'en éprouvent pas le besoin. Lorsqu'on le leur propose, souvent elles s'y refusent obstinément. Ceci ne reflète pas un refus "psychologique" de la maladie, mais correspond à ce que les neurologues appellent l'anosognosie. C'est l'incapacité d'une personne à prendre conscience de ses propres troubles, déficits et signes morbides, alors qu'ils sont évidents pour tous et qu'ils sembleraient devoir l'être aussi et d'abord pour leur propre victime. Elle résulte de la défectuosité ou de la disparition des circuits cérébraux nécessaires à cette prise de conscience.

Les causes et mécanismes des psychoses sont encore toujours inconnus à ce jour

(et ceux qui disent être d'un autre avis, soit ne savent pas de quoi ils parlent, soit travestissent la vérité.)

Même la réalité de l'existence des psychoses en tant qu'entités bien individualisées (la schizophrénie, la maniaco-dépression, par exemple) fait l'objet de controverses entre psychiatres. Ceci ne signifie aucunement que les multiples et très divers troubles mentaux qu'on regroupe sous ces dénominations n'existeraient pas. Ils existent, leurs victimes sont là pour en témoigner. Cela signifie seulement qu'on ne sait pas si les groupements et classements que, pour les décrire et les reconnaître, les psychiatres en font - de manière intuitive et plus ou moins arbitraire - correspondent à une quelconque réalité matérielle. En termes médicaux, on dit que les psychoses sont des syndromes et non des maladies. Ce sont des affections pour ainsi dire fabriquées de toutes pièces, des sortes de puzzles dont l'image finale, la mosaïque reconstituée reste incertaine et discutable. Cela permet parfois à certains psychiatres, sans doute plus amateurs de provocation et de sophismes que médecins, d'affirmer que la schizophrénie, par exemple, n'existe pas - ce qui les autoriserait par conséquent à ne pas tenter de la traiter. Et peut-être qu'en effet, la schizophrénie en tant que maladie unitaire pourrait n'avoir aucune existence autre qu'hypothétique et artificielle. Malheureusement, les malades de la schizophrénie, eux, ils existent, et qui oserait affirmer qu'il ne faut pas se préoccuper de leur sort?

Si les causes précises de ces affections chroniques graves ne sont toujours pas connues, on sait pourtant que les facteurs à l'origine des psychoses sont en partie génétiques (ils font partie du patrimoine génétique de l'humanité toute entière), en partie présents dans le milieu (facteurs "environnementaux") et, à la différence de ce qui se passe pour les névroses, ils entrent en jeu très vraisemblablement bien plus précocement par rapport au développement cérébral (dès la 4ème semaine embryonnaire et peut-être jusqu'à la fin de l'adolescence). Les anomalies de structure du cerveau sont donc beaucoup plus étendues et moins superficielles que dans les névroses et ne sont pas susceptibles d'être corrigées par les mêmes méthodes.

Les méthodes, c'est tout l'arsenal des remèdes et des soins destinés, si possible à guérir, sinon au moins à soulager et atténuer les conséquences de la maladie. Tout le monde croit à peu près connaître la signification des mots "remèdes" et "soins" quand il s'agit de médecine non psychiatrique. D'où naît, par analogie intuitive et facile,

la fiction selon laquelle les soins psychiatriques ne sont que des soins médicaux spécialisés.

Dans notre société industrielle dite civilisée, "évoluée", progressiste, etc., où tous sont assujettis à la sécurité sociale et bénéficient donc d'une relative gratuité des soins médicaux les meilleurs possibles, le grand public imagine, et on le laisse bien entendu dans cette illusion, que les soins psychiatriques sont des soins médicaux. Il croit que, certes, ils sont sans doute un peu particuliers, mais enfin, ils sont dispensés dans des lieux réputés à vocation médicale, et n'ont-ils pas dû, eux-aussi, comme tous les autres soins médicaux, bénéficier des formidables progrès de la médecine actuelle dans son ensemble?

Ceux qui se sont personnellement efforcés de trouver les réponses à cette question en arrivent toujours à la même conclusion qui risque de faire hurler une majorité de nos psychiatres: les "soins" dans l'acception médicale du terme n'ont pas de véritable équivalent en psychiatrie. Cette conclusion peut paraître brutale et excessive, "réductrice" diront sans doute les plus modérés.

La situation constatée des "soins psychiatriques" n'est pourtant que la conséquence très logique de la stagnation de nos connaissances scientifiques dans le domaine de la psychiatrie par rapport aux autres domaines de la médecine, de la biologie, des neurosciences. Cet état de fait, on ne peut que le déplorer, pas vraiment le reprocher aux praticiens de la psychiatrie. Mais il est inutile et même très dangereux de vouloir l'ignorer.

Dans nos pays francophones d'Europe occidentale surtout, la psychiatrie a beaucoup de mal, encore aujourd'hui, à se dégager de la vision de la dualité de l'esprit et du corps qui, depuis Descartes, a eu chez nous une influence prépondérante. Cette influence est loin d'avoir entièrement disparu. La vision cartésienne conduit souvent la psychiatrie - même quand elle s'en défend - à se considérer et à se comporter plus comme une discipline philosophique théorique et désincarnée (parfois même comme une sorte de théologie) que comme une science naturelle concernée par la réalité physique dont nous faisons partie: certains psychiatres l'appellent la "médecine de l'esprit". Cette formule semble sonner bien tant qu'on ne s'interroge pas sur le sens d'une telle dénomination.

Les développements récents des neurosciences (depuis une cinquantaine d'années) permettent à présent d'orienter la recherche sur les psychoses et leurs traitements dans des directions résolument distinctes des multiples et invérifiables théories pseudo-scientifiques qui ont obnubilé les esprits pendant la majeure partie du 20ème siècle, créant plus de détresses qu'elles n'en prétendaient soigner, et les aggravant plus souvent qu'elles ne les soulageaient.

Les théories scientifiques actuellement les mieux étayées considèrent que les psychoses chroniques sont la manifestation du dysfonctionnement d'un nombre encore indéterminé de territoires cérébraux qui ne parviennent pas à coopérer normalement les uns avec les autres. Ce fonctionnement altéré serait la conséquence d'anomalies du développement cérébral dont les débuts pourraient être très précoces (dès la 4ème semaine de la vie embryonnaire) mais aussi s'étendre jusqu'au début de l'âge adulte (25-30 ans, selon certains). Une prédisposition génétique pour ces anomalies a clairement été démontrée dans nombre de cas de psychoses. Mais d'autres facteurs physiques (du milieu), de nature encore conjecturale, interviennent également dans leur genèse, mettant la prédisposition génétique à profit pour se révéler. Il en résulte - et ceci est avéré grâce aux techniques actuelles de l'imagerie cérébrale in vivo - des anomalies du câblage, des circuits, des connexions de certaines populations de cellules nerveuses les unes avec les autres, ainsi que des substances chimiques (les médiateurs synaptiques) qui permettent aux cellules nerveuses de communiquer entre elles. De nombreux neurones ne parviennent donc plus à fonctionner dans cet immense et extraordinaire ordinateur biologique - à présent détraqué - qu'est le cerveau humain.

Même si nos progrès en neuroscience depuis seulement 50 ans peuvent paraître spectaculaires et si les scientifiques peuvent à juste titre en tirer une certaine fierté, les lacunes de notre savoir restent néanmoins plus importantes que certains hésitent parfois à l'admettre. Notre système nerveux central est la machine la plus complexe à laquelle les scientifiques se sont jamais attaqués (de l'ordre de quelque 10 milliards de neurones!) Les outils actuels (les microscopes ultra-puissants, la biochimie, les isotopes, les ordinateurs, etc.) permettant d'explorer systématiquement, laborieusement et avec méthode, la structure, l'architecture et le fonctionnement du cerveau humain, n'ont été développés que fort récemment (certains n'ont pas soixante ans). Ils fournissent les données de base et les fondations biologiques indispensables à la compréhension de toutes les fonctions de notre organisme biologique, y compris celles de notre cerveau et de nos activités mentales. Parce que, récemment encore, certains pouvaient ou même voulaient croire ces connaissances à jamais hors de portée, ou parce que l'imagination débridée peut séduire ceux qui croient y voir une alternative valable, rapide et commode (moins ardue et moins exigeante) à l'approche scientifique (trop lente et contraignante aux yeux de certains), on a souvent préféré combler les lacunes de nos connaissances par des théories présentées comme révolutionnaires, basées sur des intuitions dites géniales, mais en réalité dénuées de tout fondement scientifique, c'est-à-dire ne pouvant être ni vérifiées ni réfutées expérimentalement, objectivement.

Ces théories ne pouvaient que fourvoyer la psychiatrie dans des impasses et la stériliser, souvent en la discréditant de surcroît. Beaucoup des fausses pistes qui empoisonnaient la psychiatrie ont eu un succès de provocation considérable, un certain "parfum de modernisme", qui expliquent que nombreux sont ceux qui s'y obstinent encore aujourd'hui, même parmi les professionnels de la psychiatrie. Le parfum provoquant de ces théories "psychologiques" commence pourtant à s'éventer, et les théories des origines psychologiques des psychoses ont aujourd'hui heureusement perdu leur crédit et leur attrait auprès des professionnels compétents.

On reconnaît enfin que la "mauvaise éducation" (le discours peu orthodoxe) au sein des familles n'a jamais provoqué ni déclenché la psychose d'un enfant tout en épargnant ses frères et soeurs. Inversement, la "bonne éducation" (le discours "correct", le comportement "conforme") n'a jamais empêché une psychose d'éclater dans une famille chez ceux des frères et soeurs qui y étaient prédisposés. Toutes les implications logiques de ces observations semblent n'être encore acceptées qu'avec réticence ou même parfois fort mal, tant par les professionnels de la psychiatrie que par les profanes. Bien que moribondes, les interprétations "psychologiques", intuitives et souvent simplistes de la nature des psychoses et de leurs causes ressuscitent toujours quand on en arrive aux traitements qu'il convient de mettre en oeuvre.

Conformément, d'une part aux connaissances scientifiques limitées dont notre psychiatrie dispose actuellement, d'autre part aux théories invérifiables dont elle est toujours imprégnée et ne parvient à se débarrasser qu'avec une peine extrême, les traitements des psychoses se répartissent en deux grandes catégories: la psychothérapie, les médicaments.

Les médicaments.

Chez les malades psychotiques - dépressifs graves, maniaco-dépressifs, schizophrènes, p. ex. - des taux cérébraux anormaux de certains médiateurs synaptiques ont été observés, dont principalement la dopamine et la sérotonine. Ceci justifiait de tenter d'interférer avec ces substances au moyen de médicaments modifiant artificiellement, soit la libération de ces médiateurs par les neurones émetteurs, soit leur réception par les neurones qui en sont la cible. On voulait ainsi corriger les déséquilibres observés, qu'on soupçonnait de provoquer une partie au moins des troubles mentaux. Ces efforts sont à l'origine du développement explosif d'une multitude de médicaments psychotropes, les neuroleptiques et les antidépresseurs, entre autres.

L'utilisation de ces médicaments est purement empirique. Leurs effets, favorables ou non chez tel ou tel autre malade pris individuellement, ne peuvent être prédits avant d'en avoir tenté l'essai. De plus, puisqu'ils ne s'attaquent en réalité pas aux causes inconnues des troubles, ils ne sont pas curatifs. Par analogie avec d'autres médicaments utilisés en médecine, on a pris l'habitude de dire qu'ils sont "palliatifs" ou symptomatiques. Cette dernière dénomination est à l'origine de regrettables malentendus, toujours renouvelés, jamais complètement dissipés.

Dire que les médicaments neuroleptiques (ou les antidépresseurs) agissent sur les symptômes n'est qu'une fiction de plus.

En effet, si on connaît parfaitement les propriétés pharmacologiques de ces médicaments (sur quels récepteurs synaptiques des cellules nerveuses ils se fixent, et de quelle manière), on ne sait cependant que fort peu de choses sur la propagation et les répercussions des interférences initiales qu'ils produisent à distance dans le labyrinthe du système nerveux central. On doit donc se souvenir que les médicaments psychotropes n'agissent pas sur les symptômes, ils agissent sur des neurones. Souvent (parfois) mais pas toujours, les signes et symptômes pourront en être favorablement influencés, mais sans doute très indirectement. On n'est jamais sûr d'agir sur les neurones qu'il faudrait, ni sur tous ceux qu'il faudrait, puisqu'on n'est pas sûr de les connaître. Par contre, on peut être assuré que les médicaments agiront aussi sur des neurones "qu'il ne faudrait pas" (bien qu'on les connaisse, ceux-là!), provoquant ainsi des signes et symptômes indésirables. Les psychiatres appellent ces signes, improprement, les effets secondaires des médicaments. Sans doute vaudrait-il mieux, par analogie avec un euphémisme militaire à la mode, les appeler des "dégâts collatéraux".

Dire que les neuroleptiques plus récents, de "deuxième génération" ou "atypiques" sont plus efficaces et ont moins d'effets secondaires que leurs prédécesseurs est une fiction.

Presque chaque année, de nouveaux médicaments neuroleptiques (dits "atypiques") sont mis sur le marché. Ils diffèrent les uns des autres et des neuroleptiques plus anciens (dits "typiques") par des différences plus ou moins importantes de leur "profil pharmacologique", c'est-à-dire leurs affinités pour leurs diverses cibles sur les neurones (les récepteurs de la transmission synaptique). En réalité, les neuroleptiques d'aujourd'hui ne sont pas individuellement meilleurs ni plus efficaces que les anciens; simplement, ils sont plus ou moins différents et élargissent ainsi la gamme des médicaments disponibles parmi lesquels choisir. Cependant, recourir au dernier né de l'industrie pharmaceutique ne garantit aucunement d'avance un meilleur résultat. Employés convenablement (à doses correctes), les neuroleptiques "typiques" (les "anciens"), quand ils sont efficaces, et parce qu'on en a une longue expérience, ne sont pas détrônés par les neuroleptiques atypiques plus récents.

Beaucoup de nos psychiatres semblent n'avoir pas remarqué que les doses recommandées aujourd'hui pour tous les neuroleptiques, de quelque "génération" qu'ils soient, sont bien plus faibles que celles qu'ils préconisaient encore il y a seulement 15 ans de cela. Il en va de même pour la progressivité des doses initiales, où l'on est beaucoup plus prudent aujourd'hui qu'on ne l'était alors. Les doses excessives de neuroleptiques encore utilisées chez nous il y a à peine plus d'une décennie (et souvent de nos jours encore!) sont pour une bonne part responsables de la mauvaise réputation des neuroleptiques, surtout des plus anciens parmi ceux-ci. Il a fallu à la psychiatrie plusieurs décennies d'expérience de ces médicaments pour en apprendre l'utilisation correcte. Cette connaissance est encore loin d'être suffisamment répandue dans la profession. Terminant le volet médicaments des "soins psychiatriques", disons encore que même quand leurs effets se révèlent favorables, la nécessité de continuer à prendre les médicaments ne s'impose souvent pas à la conscience des malades mentaux, et

croire que tous les malades continueront spontanément à prendre leur médicament ou qu'on pourra les en persuader est une fiction, non pas parce que des effets gênants du médicament sont prétextés pour arrêter, mais parce que beaucoup sont intimement convaincus de n'en avoir aucun besoin.

La psychothérapie

est l'autre pilier obligé des "soins psychiatriques". Parmi nos psychiatres, nombreux sont ceux qui n'admettent qu'avec réticence, sinon répugnance, la nécessité de recourir aux médicaments. Ils en disent que "ce sont des béquilles" auxquelles il faut bien se résoudre pour s'en aider comme adjuvant de la psychothérapie, cette dernière étant, selon eux, l'élément déterminant du traitement. Comme il s'agit du traitement de psychoses plutôt que de névroses, on peut se demander sur quelles bases factuelles ces opinions reposent. Le crédit qu'on leur accordera dépendra sans doute de la forme et du contenu que l'on prêtera aux diverses psychothérapies car, depuis longtemps, ce vocable passe-partout a été mis à toutes les sauces.

Quand on tente de définir le mot psychothérapie, que ce soit grâce au dictionnaire, soit en se référant à des ouvrages techniques spécialisés, on ne trouve que des définitions très imprécises. Résumée de manière très générale, la psychothérapie, c'est la thérapie par la parole. Cela posé, reste à voir en quoi consistera cette parole et l'usage qui en sera fait. Tout un chacun, s'il s'estime doté d'un charisme suffisant, s'il croit posséder les indispensables capacités d'empathie, et s'il a la langue suffisamment bien pendue, a toute latitude, si le coeur lui en dit, de s'introniser psychothérapeute dans notre pays. C'est la porte ouverte à toutes les soi-disant "thérapies" plus ou moins sérieuses ou, si l'on préfère, farfelues (et ce ne sont pas les "dispositions" annoncées [premier semestre 2001] des projets ministériels de "règlementation" de la profession de psychothérapeute qui, en aucune manière, risquent de donner au contenu de ces "thérapies" une base plus sérieuse et crédible.)

Les effets bénéfiques de la psychothérapie sur la sévérité des signes et symptômes des psychoses, sur la fréquence des exacerbations de ces affections (les "rechutes") sont encore une fiction, qui consiste à prendre ses désirs pour la réalité.

Pour mettre en oeuvre la psychothérapie, pour venir en aide aux psychotiques (bipolaires comme schizophrènes), on commet un contresens qu'on refuse de voir, on nie la réalité des troubles qu'on prétend combattre, leurs caractéristiques et leur gravité. On affecte de s'adresser à des névrosés dont les problèmes sont accessibles à l'introspection critique, donc susceptibles d'auto-correction. Quelle erreur d'appréciation!

S'adressant aux bipolaires, par exemple, on s'efforce, par le discours, de leur faire prendre d'eux-mêmes une vision plus proche de la réalité objective (du moins, telle que la perçoivent et l'évaluent les thérapeutes). On se comporte avec ces malades comme si on croyait que la phase dépressive de leurs troubles résulte d'une appréciation "négative" ou, à l'opposé, que la phase maniaque de leur affection est la conséquence d'une appréciation euphorique et sans discernement de soi-même, des autres et des situations vécues. Il suffirait donc d'en discuter, éventuellement jusqu'à en perdre le souffle, pour parvenir à amener les malades à enfin réviser et corriger leurs appréciations.
Tous, nous le savons bien, nous avons nos hauts et nos bas, plus ou moins marqués selon les circonstances, et, sur le moment, ils colorent notre jugement sur les choses, les gens, nous-même, les situations vécues. Mais l'oscillation de notre balancier interne de l'humeur ne s'amplifie pas au point que le balancier se coince en position extrême: soit sur la dépression, soit sur l'agitation maniaque.

C'est, chez les malades bipolaires, l'état au départ profondément altéré de ce balancier de l'humeur qui le rend excessivement sensible au moindre événement (interne ou externe, surmontable ou même anodin pour les bien portants), mais qui aussi, ensuite, en empêche le retour à sa position d'équilibre. Selon le côté vers lequel il penche puis se bloque, les jugements seront colorés soit tout en noir, soit tout en rose. Et toutes les démonstrations optimistes qu'on pourra faire ou, au contraire, toutes les exhortations à la prudence, les discours qu'on pourra tenir devront d'abord traverser cette sorte de filtre de l'humeur dont, obligatoirement, ils prendront la couleur. L'humeur pathologiquement déréglée se moque bien de l'objectivité et de la rationalité.

Tout comme on sait aujourd'hui que des facteurs "psychologiques" ne sont pas à l'origine d'une psychose bipolaire, on devrait par conséquent se douter aussi que le discours de la psychothérapie ne peut pas plus constituer un rempart contre le basculement à venir du prochain "épisode psychotique", que celui-ci plonge sa victime dans l'humeur noire ou qu'au contraire il le/la fasse planer par-dessus les sommets de l'une ou l'autre utopie euphorique.

Quand ils s'adressent aux malades schizophrènes, les psychothérapeutes projettent sur eux leurs propres croyances et désirs, ils croient pouvoir "se mettre dans la tête" des malades, savoir à leur place quelles sont leurs aspirations et, par conséquent, quels efforts ils devraient fournir pour parvenir à les satisfaire. Ils leur prêtent les vagues désirs généraux qu'un certain consensus attribue, d'ailleurs sans y réfléchir vraiment, à tous les individus de la foule anonyme. Ou encore, ils leur prêtent leurs propres désirs, sans aucunement pouvoir s'assurer de la justesse de leurs hypothèses, car fort souvent les malades ne parlent plus le même langage qu'eux, et il n'existe pas de dictionnaire fiable de traduction. Savoir ce qui se passe dans la tête des autres quand ils sont bien portants, c'est déjà aléatoire; mais prétendre le savoir alors que ces autres ne fonctionnent plus comme nous et ne se comprennent plus bien eux-mêmes, n'est-ce pas là faire preuve d'une arrogance qui frise l'absurde (ou devrait-on dire la stupidité)?

Certains psychothérapeutes prétendent inculquer aux malades schizophrènes des "habiletés sociales" dont ils affirment qu'elles leur permettraient de se réinsérer dans la société. Mais il ne peut s'agir que de comportements réflexes et stéréotypés. Les déficits cognitifs des malades schizophrènes les privent des capacités de prévision et d'adaptation permanente aux situations perpétuellement changeantes entourant chacun de nous dans un monde complexe:

Quelques comportements réflexes de marionnettes ne peuvent tenir lieu de prévision, de planification, d'évaluation et de calcul des conséquences de ses propres actes - et de ceux des autres.

En dépit de toutes les affirmations selon lesquelles c'est le seul bien-être des malades qui est au centre des préoccupations des thérapeutes, on est fatalement amené à soupçonner que les psychothérapies destinées aux malades psychotiques (schizophrènes ou dépressifs bipolaires) visent en réalité un but principal plus ou moins ouvertement reconnu. Ce but, c'est de rendre les malades psychotiques capables d'un comportement en apparence aussi conforme que possible aux normes acceptées par le restant de la population de la société dans laquelle ils vivent (pour employer une expression à la mode: les rendre "transparents" aux autres - mais non pas capables de vivre par eux-mêmes -). On veut imaginer qu'ainsi on favoriserait leur réinsertion dans la société, et cette réinsertion devient l'objectif poursuivi officiellement. Les statistiques des agences pour l'emploi montrent pourtant que la réinsertion des malades psychotiques chroniques est pratiquement inexistante.

Les psychothérapies ne peuvent s'attaquer aux causes ni aux mécanismes des affections qu'elles prétendent combattre, puisqu'on ne les connaît pas. De plus, pour "agir" sur les malades et leur affection, elles sont bien forcées de passer précisément par l'intermédiaire de ces facultés mentales de leurs patients dont nous savons qu'elles sont détériorées ou même disparues. Donc, pour les besoins des psychothérapeutes et de leur psychothérapie, on décide que ces facultés sont quand même intactes (ou on fait comme si).

Quels bienfaits les malades peuvent-ils espérer retirer de thérapeutiques et techniques basées sur des sophismes et des pétitions de principes?

Plutôt qu'au contenu même des psychothérapies, c'est au meilleur encadrement et à la surveillance plus soutenue des malades, nécessités par la mise en oeuvre de ces "techniques thérapeutiques", qu'on peut attribuer les effets bénéfiques revendiqués par certains sur les statistiques de ré-hospitalisation des malades schizophrènes.

Les psychothérapies jouent cependant encore un deuxième rôle. Elles s'adressent à l'entourage bien portant mais malheureux des malades, elles l'occupent et tentent de le distraire de ses angoisses en les organisant; (c'est aussi ce à quoi, faute de mieux, s'emploient majoritairement les associations - bénévoles ou non - croyant "promouvoir la santé mentale"). Elles donnent ainsi à nos professionnels de la psychiatrie l'illusion de se rendre utiles malgré leur impuissance face à la maladie elle-même. Peut-être aussi, les familles en retirent-elles parfois un espoir momentané, la force nécessaire pour être capables d'entourer mieux leurs malades. Pour ces derniers, l'aide supposée n'est que très indirecte, mais peut-être n'est-elle pas totalement nulle. Cette aide, ce ne sont pourtant pas "des soins" dispensés à l'hôpital ou en institution. On pourrait, à la rigueur, y voir des "effets collatéraux" pour, une fois de plus, parler comme certains porte-parole militaires.

De ce qui précède, on peut déduire à quoi se réduisent les "soins psychiatriques" dans les "structures" ou "institutions" psychiatriques: c'est la distribution quotidienne des médicaments psychotropes et la surveillance des malades pour leur éviter les accidents, leur assurer un minimum d'hygiène de vie et des horaires qui rentrent dans les normes acceptées par la société.

Eventuellement, comme l'idée de l'oisiveté et du désoeuvrement des malades comporte des connotations péjoratives pénibles pour l'imagination de la plupart d'entre nous (suivant en cela le vieux dicton très bien-pensant selon lequel l'oisiveté est la mère de tous les vices), des occupations diverses sont imaginées, qu'on nomme ergothérapies, psychothérapies, etc., et qu'on organise selon les disponibilités en "personnel soignant" et suivant les compétences de ce personnel. Avec un peu de chance, il peut se faire que ces activités plaisent à l'un ou l'autre malade, ou même plusieurs d'entre eux: tant mieux si et quand c'est le cas, puisqu'on peut espérer que la vie leur en serait rendue un peu moins insupportable.

Les soins psychiatriques ne sont donc rien d'autre que ceux qu'on dispenserait aux enfants, plutôt bien portants, confiés à de très médiocres et trop rares garderies,

mais ils s'adressent cette fois à des adultes lourdement handicapés psychiquement. Nos connaissances scientifiques à propos des fonctions mentales normales et des maladies mentales ne nous permettent guère de faire actuellement beaucoup plus. S'il n'y a pas de quoi se vanter de cet état de choses, ce n'est pas pour autant une raison de l'ignorer et prétendre qu'on fait ce qu'il faut, qu'on agit au mieux. Le problème des maladies mentales (et des malades mentaux!) existe depuis toujours; notre société parle d'abondance de "SANTÉ MENTALE". Pourtant, les zélateurs de cette "santé mentale" ne sont jamais parvenus à donner à ce concept une définition ni un contenu vraiment utiles. De manière très révélatrice, ils n'évoquent que fort rarement les MALADES MENTAUX chroniques qu'ils semblent vouloir oublier car, selon toute apparence, ils en ignorent les caractéristiques et les véritables problèmes. Ils ne recherchent donc pas activement les solutions pratiques accessibles et humainement acceptables qui rendraient, à ces malades et à leurs proches, une vie peut-être un peu plus digne d'être vécue. Pourtant,

ce n'est pas en niant les problèmes ou en les ignorant qu'on parvient à les supprimer, ni en y substituant des fictions qu'on arrive jamais à les résoudre.

Dr. Jean Desclin, M.D., Ph.D.,

Prof. Hon. U.L.B.

Ancien président (démissionnaire) de Similes - Bruxelles


Première publication: Mai 2000 Dernière modification: 5 mai 2008