IL N'Y A QU'À...
"Le vrai champ et sujet de l'imposture sont les choses
inconnues. [...] il n'est rien cru si fermement que ce qu'on sait le moins,
ni gens si assurés que ceux qui nous content des fables, comme alchimistes,
pronostiqueurs, judiciaires, chiromanciens, médecins, id genus omne"
(Montaigne, Essais, I. XXXII )
"On sait depuis longtemps que les êtres humains sont capables de lutter pour la préservation de leurs illusions exactement comme s'ils luttaient pour connaître et défendre la vérité, et même de le faire avec une détermination, une ingéniosité et un acharnement beaucoup plus grands"
Jacques Bouveresse: préface pour "Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences".
Jean Dubessy et Guillaume Lecointre édit., Syllepse, Paris 2003, ISBN 2 - 913165-67-2
Il y a quelques années, j'ai assisté à des réunions
et à des "cours de formation" organisés à l'intention
de soignants psychiatriques professionnels (j'y suis allé non par
curiosité morbide ni par besoin malsain de mortification, mais afin
de me rendre compte, par moi-même plutôt que par ouï-dire,
de ce qu'on y faisait et disait); j'ai aussi rendu visite au personnel
d'un hôpital psychiatrique associé à mon université
(pour faire connaître à ses membres l'existence et les buts
d'associations d'amis et parents de malades). Cela se passait soit dans
les environs de Bruxelles ou encore en région carolorégienne.
J'y ai rencontré et parlé avec des infirmiers et infirmières
psychiatriques qui se montraient curieux des raisons qui poussaient un enseignant
universitaire comme moi, médecin sans doute, mais plutôt biologiste,
"rat de laboratoire et de bibliothèque" et fort peu "psy"
somme toute, à s'intéresser à leurs préoccupations
et activités en apparence si éloignées des intérêts
professionnels qu'on aurait logiquement pu être tenté de me prêter.
Certains de ces soignants m'ont tenu des propos qui m'ont paru pour le moins
surprenants (le mot est faible!) de la part de "professionnels"
chevronnés. Quand j'y songe aujourd'hui, je ne peux m'empêcher
de penser que si des professionnels eux-mêmes étaient convaincus
des croyances qu'ils me disaient être les leurs (et je crois que
beaucoup les ont encore toujours aujourd'hui) , je ne devrais plus guère
m'étonner que le grand public et les politiques responsables les partagent
et eux aussi ne se fassent, des multiples conséquences pratiques et
quotidiennes des maladies mentales chroniques qui assaillent les malades et
leur entourage, que des représentations d'une remarquable indigence,
tant d'information que d'imagination, et de plus totalement et lamentablement
fausses.
Nombreux (leur grande majorité) sont les "psys" que j'ai rencontrés ou dont j'ai lu les écrits, qui passent totalement sous silence les innombrables séquelles pratiques et matérielles des affections mentales chroniques. Les ignoreraient-ils vraiment, ou bien auraient-ils délibérément décidé de ne pas les évoquer, peut-être conscients qu'ils seraient d'être dépassés par l'ampleur des problèmes socio-économiques qu'ils risqueraient de soulever? Car comment expliquer autrement pareil mutisme de la part de "psys" débordant par ailleurs d'une imagination débridée jamais à court d'invention pour nous énumérer des origines imaginaires et des causes "psychologiques" aussi diverses que ridiculement tirées par les cheveux des maladies mentales? Ils ne semblent que difficilement parvenir à se représenter les difficultés quotidiennes de vie, cette fois beaucoup plus concrètes et moins imaginaires (sauf à leurs propres yeux semble-t-il, parce qu'elles seraient trop terre-à-terre?) que leurs victimes directes et indirectes (les proches des malades) endurent du fait de ces affections?
Ainsi, je déplorais devant des infirmiers et infirmières "psys"
la diminution programmée du nombre de "lits" réservés,
dans les instituts psychiatriques, aux malades mentaux chroniques, alors que
les places disponibles étaient déjà (et sont encore)
très inférieures en nombre aux besoins (pourtant faciles à
estimer, ne fût-ce qu'approximativement, sur la base des statistiques
internationales publiées par l'OMS). Quelques uns d'entre eux m'ont
alors dit que, par manque de moyens et de personnel, les conditions d'accueil,
d'encadrement, d'accompagnement et donc de soins de ces malades chroniques
("de longue durée") en institutions psychiatriques étaient
lamentables, désespérantes voire révoltantes, que les
efforts de "rééducation" ne pouvaient qu'être
inexistants et qu'on ne pouvait que se réjouir à la perspective
de la suppression programmée de ces "lits chroniques", pour
que disparaisse enfin cet insupportable spectacle du rassemblement de misères
individuelles et de marasme général.
Tout en partageant leur réprobation de la pauvreté en moyens
et en personnel mis à la disposition des soignants, je leur demandai
alors par quoi eux, les acteurs de terrain, ils imaginaient remplacer les
places en institution qu'on prévoyait de continuer à supprimer.
Car la suppression des "lits psychiatriques" n'était quand
même pas synonyme de disparition des malades (par guérison?
Comme par enchantement)? La réponse venait sans tarder, avec une
expression d'étonnement sur le visage de mon interlocutrice et des
inflexions réprobatrices dans sa voix, devant la naïveté
de ma question: "mais il
n'y a qu'à renvoyer ces malades dans leur famille,
ils y seront de toute évidence beaucoup mieux qu'en institut psychiatrique!"
Un autre encore, exprimant une indignation de bon ton en faisant allusion
à "l'égoïsme des familles", m'a demandé:
"comment les familles peuvent-elles se débarrasser sur nous de
leurs malades dont elles sont pourtant responsables
comme de n'importe lequel de leurs enfants? Elles n'ont
qu'à s'en occuper elles-mêmes!" (je
n'invente rien, et le médecin psychiatre responsable de l'unité
où ce "soignant" travaillait, témoin de cet entretien,
pourtant n'a pas éprouvé le besoin de réagir en aucune
manière à ces propos pour le moins surréalistes).
Je vous avoue que, à chaque fois et sur le moment, d'abord j'en ai
eu le souffle coupé. Ensuite, j'ai dû maîtriser ma colère.
Mais, depuis, cette colère n'a cessé de couver en moi et, bien
souvent quand on tient devant moi ou dans les médias et la presse les
mêmes discours irréfléchis de nos jours encore, et on
ne s'en prive pas, elle se réveille et je ne la réprime qu'à
grand-peine pour qu'elle n'éclate pas en paroles fort désobligeantes
(c'est un euphémisme). Comment en effet des soignants dont,
en principe, la spécialité est d'acompagner des malades mentaux,
qui ont une longue habitude de l'encadrement et de l'accompagnement des malades
chroniquement psychotiques, et qui donc doivent savoir quelles sont les contraintes
et les difficultés qu'ils rencontrent quotidiennement dans l'exercice
de leur profession - mais heureusement pour eux, uniquement pendant
leurs heures de travail (8h/jour) correspondant au métier
qu'ils ont choisi d'exercer - , comment des "professionnels"
peuvent-ils ignorer que si ces malades restaient à domicile:
aux activités professionnelles obligées, qui souvent sont les seules sources de revenus du ménage, aux indispensables tâches ménagères les plus élémentaires, aux obligations scolaires des plus jeunes vivant sous le même toit, aux périodes de repos comme de détente nécessaires à la santé de chacun des cohabitants, à toutes ces "occupations" qui ensemble totalisent bien vite 24h/jour et même plus, à tout cela viendrait encore s'ajouter l'étroite surveillance prioritaire et permanente, l'accompagnement de tous les instants d'une personne dont les comportements peuvent, à tout moment du jour comme de la nuit et de façon peu prévisible, mobiliser et monopoliser toute l'attention et les efforts d'un, voire de plusieurs membres de la famille, rendant ainsi toute vie familiale pratiquement impossible à organiser voire, tout simplement, invivable? A moins de disposer de moyens financiers exceptionnels permettant à chacun de ne pas travailler et de louer les services de multiples aidants aux compétences les plus diverses, à la disponiblité et au dévouement sans la moindre faille 365 jours par an...
Ceux-là qui ne se posent apparemment pas ces questions, ils disent "il n'y a qu'à...", et chaque soir ou le matin rentrent chez eux, fatigués sans doute mais peut-être satisfaits du devoir accompli (attention, je n'ai pas dit qu'ils travaillent dans la joie!), une fois leur roulement de huit heures de corvée achevé (et, dans une certaine mesure, on pourrait sans doute les comprendre...). Heureusement, des professionnels comme ceux qui m'ont parlé, à ce point inconscients de la réalité des autres puisqu'ils ne la vivent pas personnellement eux-mêmes, sont très certainement une faible minorité parmi les soignants de terrain. Pourtant, qu'en est-il par contre de ceux de nos "psys" qui affirment n'avoir pas le temps de "voir" ni les parents, ni les proches ni les lieux de vie de leurs patients, et qui ne "voient" les malades hospitalisés "qu'à l'occasion" de brèves entrevues à intervalles plus ou moins courts (ou plus ou moins longs ? Sont-ils, eux, aussi minoritaires?)
Il y a peu, une de mes connaissances, enseignant universitaire et auteur
d'ouvrages bien connus de psychologie, psychologue et psychothérapeute
de métier, par amitié a attiré mon attention sur un ouvrage
récent consacré par deux psychiatres anglais au traitement de
la schizophrénie par "thérapie cognitive" (David
G. Kingdon & Douglas Turkington: Cognitive Therapy of Schizophrenia,
The Guilford Press, New York, NY 10012, 2005
ISBN 1-59385-104-9). Des collègues psychologues
hollandais avaient chaudement recommandé ce guide à mon ami.
Dans ce livre, les auteurs exposent leurs "explications" des schizophrénies
et proposent leurs thérapies "psychologiques" des malades
en exemple aux soignants professionnels.
Ces quelque 210 pages m'ont laissé une impression de profond malaise.
Leurs "explications" des schizophrénies n'ont en réalité
rien de véritables explications. Ce sont des descriptions de signes
et symptômes, qu'on interprète ensuite en ne se basant que sur
une psychologie intuitive empruntée aux bien-portants et qui n'est
applicable qu'à ces derniers; la genèse des signes et symptomes
est attribuée à des évènements extérieurs
"ambiants" et anecdotiques, évènements qu'en se donnant
la peine de les rechercher dans le passé de chacun, on peut habituellement
retrouver aussi dans la vie de la majorité des bien-portants qui n'en
deviennent pourtant pas malades... Pareilles "explications" restent
nécessairement à la surface des choses et n'expliquent rien.
Par moments au cours de la lecture du livre et parce que, toujours, on ne
peut s'empêcher d'espérer être
convaincu et l'on voudrait croire à pareille littérature, on
est tenté de se laisser persuader de l'efficacité des approches
diagnostiques, d'évaluation et, surtout, des thérapeutiques
préconisées. Pourtant, rappelons avec insistance qu'il faut
ne jamais négliger de se poser à chaque fois les indispensables
questions suivantes:
- Même en supposant un instant qu'un cerveau matériellement abîmé (comme on sait que l'est celui des malades psychotiques) soit capable de fonctionner cahin-caha, comment peut-on croire qu'il doive nécessairement ou qu'il puisse fonctionner exactement à la manière de celui des personnes bien portantes? (c. à d. avec la même "psychologie"? Dans ce cas, où résiderait le problème, puisqu'il serait déjà résolu? Quel serait alors le besoin de thérapie? Mais aussi, pourquoi recourir à des thérapeutes, si leurs thérapies se fondent sur des pétitions de principe?) En supposant que les personnes atteintes d'une schizophrénie sont, comme les bien-portants, sensibles aux arguments rationnels des thérapeutes et à leur pédagogie "psychologique" insistante, patiente et répétée (c. à d. si on veut croire qu'elles s'en laissent influencer durablement, ce qui me laisse personnellement très sceptique, car c'est là précisément ce qu'elles ne sont que peu capables de faire, et cette incapacité est partie intégrante de l'affection qu'on tente d'atténuer!), quelle armée de thérapeutes ne devrait-elle pas être affectée au diagnostic, à l'évaluation des déficits, à la psychothérapie puis à la réévaluation continue des capacités de chacun de ces malades, et tout cela pendant combien de temps?
- Où sont donc les (nombreuses?) institutions qui, s'inspirant des mesures prônées par les deux professeurs psychiatres anglais, les ont expérimentées avec un succès suffisamment durable pour les mettre en pratique et les adopter définitivement, pour faire (sûrement à grand tapage publicitaire dont, à fort juste titre, elles n'auraient aucune raison de se priver) le bilan des résultats favorables obtenus par leurs méthodes, que certains n'hésitent pas à déjà qualifier de "révolutionnaires"?
- Quel est le pays - en dehors de certains îlots privilégiés du Royaume Uni - où les autorités responsables de la Santé Publique , autrement que peut-être sous forme de l'un ou l'autre "projet pilote" épisodique, d'ampleur confidentielle et de durée limitée, auraient décidé d'engager les dépenses nécessaires à la mise en oeuvre effective des programmes évoqués par les deux auteurs?
Je crains fort qu'à nouveau, devant les seules réponses raisonnables
que ces questions peuvent suggérer, on ne doive admettre qu'il s'agit
d'une sorte d'annonce - une de plus! - sous forme de "il
n'y a qu'à" (faire comme nous disons),
et on se préoccupe peu de l'existence ou de l'inexistence des moyens
nécessaires pour "passer à l'acte": en attendant qu'on
trouve ces moyens et qu'on tente de s'en servir sérieusement, rêvons
donc, il est bien connu que, pour ceux qui se contentent de "bonnes intentions",
l'intention est réputée pour le fait.
On ne peut se contenter de dire «il n'y a qu'à».
Encore doit-on effectivement se donner les moyens de faire ce qu'«il
n'y a qu'à» et s'assurer que cela marche vraiment.
Première publication: 15 Janvier 2007 | (J.D.) | Dernière modification: 3 Janvier 2011 |