PDF

LIMITES DIFFICILES

Dans le domaine du "mental", jamais on n'a cessé d'user de concepts et d'en inventer qui n'étaient simples qu'en apparence, sans se soucier de leur complexité qu'ils cachent pourtant mal, sans les délimiter, sans non plus disposer des instruments adéquats permettant d'en mesurer des dimensions mal définies.

En quoi ce qui est dit "anormal" diffère-t-il de ce qui est dit "normal"?

Dans pareilles conditions, en effet, tracer une démarcation nette entre ce qui serait "mentalement normal" et ce qui ne le serait pas (une des tâches d'ordinaire assignées à la psychiatrie) relève plus de l'intuition et de l'arbitraire - ne faudrait-il pas dire de la divination et de la magie? - que d'une démarche rationnelle, cohérente et reproductible (donc utile).
Si elle existe, où est la limite entre le "normal et "l'anormal"?

Ce qui se voit et se touche peut se mesurer directement...

En 1866, le moine tchèque Mendel fonda les premières lois de la génétique après avoir étudié diverses variétés de petits pois dont les grains étaient plus ou moins gros, lisses ou ridés, etc. Comme pour ces petits pois - dont les rides n'étaient que simplement présentes ou absentes - , mais avec cette fois une diversité bien plus grande et des nuances bien plus subtiles, on attribue aux composantes de la personnalité humaine, aux traits distinctifs du "caractère" et aux facultés intellectuelles des individus une multiplicité d'aspects, de particularités. Chacune a sa "dimension" (sa "grandeur", son "ampleur", son "importance", son "intensité", ou n'importe quel autre nom qu'on veuille encore donner à cette dimension). Ces caractéristiques, chacune avec sa grandeur particulière, s'associent et se combinent entre elles de manière unique pour conférer à chacun de nous la personnalité qui lui est propre.

Ce qui n'est peut-être qu'imaginaire, imaginé d'après les conséquences supposées qui pourraient en découler, la mesure n'en est peut-être qu'illusion. On ne mesure pas l'intensité d'un deuxième soleil hypothétique à la couleur des nuages qui toujours le cacheraient...

Tous les traits de caractère et de personnalité sont des caractéristiques, des "qualités" ou des "défauts", (des particularités, des sortes de "propriétés") qui ont été reconnues et définies tout d'abord intuitivement: on les appelle "l'intelligence", la "sensibilité", la "mémoire", "l'imagination", le "courage", la "volonté", "l'attention", la "persévérance", la "force de caractère", la "paresse", "l'indolence", "le soin", la "désinvolture", que sais-je encore... Mais à la différence des rides sur la peau des petits pois de Mendel, ces caractéristiques ne se voient ni ne se touchent directement. On ne peut qu'en inférer l'existence à partir de leurs manifestations ou conséquences supposées. On pourrait dire qu'elles sont des concepts tout à la fois a priori (notre imagination les postule) et a posteriori (on les déduit de ce qu'on suppose être leurs effets). Elles ne se mesurent évidemment pas au moyen d'un mètre, ni d'un thermomètre ou d'une balance, ni d'aucun autre appareil de mesure. Mais, comme il n'est de science véritable que du mesurable (des comparaisons utilisables et des évaluations généralisables ne peuvent se baser que sur des mesures), on a décidé qu'il devait quand même être possible de mesurer les traits et caractéristiques psychologiques propres aux individus.

C'est ce que certains tentent de faire, très indirectement, en mettant en quelque sorte ces "qualités", capacités et aptitudes supposées à l'épreuve, par le biais de "tests" auxquels les réponses (les réactions) sont notées et portées sur des échelles de valeurs graduées arbitrairement (et standardisées, c'est-à-dire en principe toujours les mêmes, et dont le mode d'appréciation est supposé invariant quel que soit celui qui apprécie les résultats).

Dans ce but, les psychologues ont mis au point, tout au long des années, une multiplicité d'épreuves, des batteries de "tests" censés évaluer les particularités "psychologiques", mentales et intellectuelles les plus diverses participant à la constitution de la "personnalité", parmi lesquelles la "mémoire", "l'attention", "l'intelligence", d'ailleurs le plus souvent sans avoir d'idée bien précise (ni bien étayée, ni bien arrêtée) de ce que chacun de ces tests "mesurait" réellement, sans savoir si, par exemple, les mots "mémoire", "attention", "intelligence" désignaient toujours la même chose précise dans l'esprit de ceux qui en parlent, ou encore sans vérifier ce que telle ou telle "aptitude" testée recouvrait précisément, sans non plus savoir à quelles fonctions cérébrales élémentaires les "tâches psychologiques" prétendûment mises en jeu faisaient appel en réalité.

Quoi qu'il en soit de la signification véritable de ces "mesures" et de leur validité pour les buts qu'on leur assigne, une caractéristique leur est commune à toutes: elles varient à la manière de variables continues (par opposition à des variables discrètes diminuant ou augmentant par degrés séparés, ou encore à des variables de type présent/absent). Cela veut dire que quand on procède à pareilles évaluations ("tests") sur un échantillon [suffisamment] important de population, elles ne permettent pas de définir des catégories bien tranchées d'individus en fonction des valeurs obtenues (p.ex. "gentils" versus "méchants", "intelligents" versus "bêtes", etc., etc.): en effet, si on définissait artificiellement telles ou telles catégories prétendues distinctes, il serait néanmoins toujours possible de trouver des exemples de "cas intermédiaires" pouvant constituer une nouvelle catégorie, et ainsi de suite à l'infini. Autrement dit encore, chaque catégorie qu'on tenterait de définir se fondrait insensiblement dans les catégories qui lui seraient adjacentes, sans délimitations précises possibles. Toute limite ainsi tracée entre catégories d'individus serait arbitraire et ne pourrait avoir de justification qu'idéologique et politico-sociale, mais ne serait certainement pas basée sur des faits (elle n'aurait rien de "scientifique").

Les caractéristiques "psychologiques", de "personnalité", de "caractère", de "mentalité", "intellectuelles", etc., etc., dont on vient de parler et que les psychologues tentent d'apprécier ou d'évaluer [semi]-quantitativement, se trahissent extérieurement par des attitudes, des discours et des actes. Souvent, on rassemble ces manifestations visibles dans le concept plus général et vague de comportement. Les comportements sont plus ou moins adéquats pour les buts recherchés par leurs acteurs, et ils sont plus ou moins bien adaptés à la vie que leurs acteurs mènent en société. A son tour, la société (nous tous) évalue ces comportements et les juge plus ou moins convenables ou tolérables (compréhensibles, n'éveillant pas la curiosité ou l'étonnement - mais ne peut-on avoir plus ou moins de mal à comprendre, ne peut-on être plus ou moins curieux, plus ou moins prompt à s'étonner?)

Si, en réalité, la limite entre les degrés artificiels de chacune des multiples composantes du comportement est fluctuante, celle qu'on tente de tracer entre le comportement jugé "globalement" admissible - ce que non seulement la société peut tolérer, mais aussi ce que chacun de nous est personnellement prêt à endurer - et le comportement globalement intolérable (l'insupportable) que la société ne peut que rejeter, cette limite-là est nécessairement aussi imprécise et indécise. De plus, elle est interprétée et placée différemment selon qui on interroge sur ce point.

On peut s'informer à ce sujet, d'abord auprès du groupe le plus nombreux, formé par ceux dont les caractéristiques "psychologiques" ne s'écartent pas "trop" des valeurs statistiques moyennes de la majorité de la population générale (ceux que, forcément, on appelle les gens "normaux" parce qu'ils se répartissent dans leur majorité autour de la valeur modale de la statistique théorique dite "de distribution normale" ou de Gauss - et voici déjà une première difficulté qui surgit: sur quelle base décide-t-on de ce qui s'éloigne trop de la moyenne?)

Mais dans un indispensable souci d'équité (le respect démocratique des minorités), parce que ces personnes font partie de la société au même titre que toutes les autres, et parce qu'elles sont les premières à s'estimer directement concernées, on devrait aussi demander leur avis aux personnes du deuxième groupe, celles dont les caractéristiques de personnalité les placent à proximité, en deçà et au delà des extrêmes de la courbe de Gauss.
C'est ce que revendiquent, au nom de leurs libertés individuelles de citoyens vivant en démocratie, de nombreuses personnes affligées de troubles mentaux qui ont subi les traitements psychiatriques. Beaucoup d'entre elles se considèrent désormais comme des rescapés, des "survivants" de ces traitements. Certaines, pour défendre leurs droits, ont décidé de se regrouper sous cette appellation.

La question fondamentale est: à partir de quand les uns s'écartent-ils trop de la moyenne statistique de la population pour qu'il devienne légitime qu'ils soient considérés par la majorité des autres comme des citoyens "hors normes" ou "d'exception", qu'ils soient comptés parmi ceux faisant partie d'une catégorie arbitrairement distincte de toutes les autres? Une deuxième question se pose aussitôt, tout aussi fondamentale que la première: si on reconnaît pareille distinction, celle-ci confère-t-elle aux uns, qui sont "hors limites", une qualité particulière qui autorise les autres à s'arroger le droit de prendre, à l'égard des premiers (les uns), (à leur encontre selon un camp / en leur faveur, d'après l'autre camp), des mesures elles aussi particulières et d'exception, lourdes de multiples conséquences: les "traitements psychiatriques"?

Chacun de nous ne peut qu'être, à chaque instant, persuadé d'avoir toujours "toute sa tête" et d'être, en général, capable de reconnaître, quand il le/la rencontre, celui ou celle qui, par contre, "ne l'a plus tout à fait". Cependant, quand soi-même "on n'a plus toute sa tête", n'est-ce pas évidemment et justement alors qu'on n'est plus capable de juger correctement, ni de soi-même, ni des autres, et qu'on ne sait pas non plus admettre le jugement des autres? Il serait donc logique de s'en remettre alors au jugement des autres; mais comment pourrait-on désormais s'en rendre compte et l'accepter?

Gardons-nous soigneusement d'oublier que poser correctement les bonnes questions, en comprendre tout le sens et y répondre de manière réfléchie et nuancée sont des démarches faisant nécessairement appel à toutes nos facultés mentales, c'est-à-dire, entre autres, à nos capacités de jugement, d'appréciation, ce qui veut dire non seulement à nos capacités de raisonnement, mais aussi à nos sentiments dont il est difficile d'exclure toute velléité passionnelle excessive.

Là, entre autres obstacles, réside une part importante de la difficulté du problème qui se pose à nous: ces fonctions et facultés mentales, ces sentiments et ces capacités indispensables pour porter un jugement et prendre des décisions, dans les faits mais aussi par définition, ils ne sont plus tout à fait comparables chez tous: il y aura désormais "les uns" et "les autres" (les "plus normaux" et les "moins normaux"), tant et si bien que ni le sens des questions, ni celui des réponses ne seront réellement équivalents pour les deux partis en présence; de telle sorte qu'aucun accord entre eux ne pourra être trouvé qui puisse être compris de la même façon par tous et entraîner une satisfaction générale (un "consensus"). L'accord apparent auquel certains croiraient être parvenus ne pourrait, au mieux, que cacher un malentendu risquant à tout moment d'éclater au grand jour. Alors s'exacerberaient encore les méfiances et les rancoeurs de la minorité "hors normes" envers la majorité, cette dernière exerçant, selon la première, sous prétexte de bienfaisance, une oppression sur la minorité, oppression dépourvue de légitimité et inadmissible parce que basée uniquement sur des théories purement "idéologiques".

1) Où tracer la limite entre citoyens "dans les normes" et citoyens "hors normes"? et 2) Quelles conséquences tirer de l'existence de cette limite dès lors qu'elle aurait été acceptée? Ces deux questions principales déclenchent aussitôt une avalanche d'autres interrogations. Par exemple, et parmi d'autres: qui la société va-t-elle charger de définir des limites et de décider quelles sont celles au-delà desquelles certains comportements deviennent inacceptables pour elle? Qui va-t-elle ensuite désigner pour décider des causes et de la nature de ces comportements, peut-être dangereux pour les individus eux-mêmes qui les manifestent et pour la société où ils vivent? Qui sera chargé de décider s'il faut remédier à ces comportements et, dans ce cas, quels seront les remèdes? D'où les experts désignés pour cette tâche tireront-ils les connaissances et l'expertise leur permettant d'identifier des personnes à classer à part (désigner les "fous"), qui sera "officiellement" capable de distinguer les éventuels "malades mentaux" de ceux qui ne le seraient pas, et, le cas échéant, de reconnaître ("diagnostiquer") leur(s) maladie(s)? Qui saura connaître, choisir, prescrire et mettre en oeuvre le(s) traitement(s) approprié(s)? Qui encore pourra décider que les experts seuls autorisés à exercer ces différentes tâches méritent toujours bien leur qualité d'expert et sur quelle base objective, admissible par tous, cette décision sera-t-elle fondée?

Dans la pratique, les décisions - tant techniques que juridiques et politiques - prises en matière de "santé - maladie mentale" par la grande majorité de toutes nos sociétés modernes sont très révélatrices, tout à la fois des conceptions régnantes à propos des troubles mentaux, et des contradictions et incohérences plus ou moins volontaires qui en même temps les accompagnent et surgissent dès que le sujet est abordé.

Tous les citoyens possèdent, dans leur vocabulaire, les mots, assez vagues et généraux pour chacun, de folie, fous, troubles mentaux. Même des termes, plus "techniques" à l'origine, sont passés dans le vocabulaire profane courant, comme schizophrénie, maniaco-dépression, dépression, etc., et ces termes sont employés à tort et à travers par beaucoup d'entre nous. Dans la bouche des profanes, ils désignent et souvent servent à expliquer et en quelque sorte à conjurer (à "évacuer") des dérangements plus ou moins marqués, plus ou moins "gênants" ou même seulement excentriques ou "bizarres" du comportement dont un nombre (qu'on veut croire faible) d'individus feraient occasionnellement preuve.

Tous, nous pensons être capables de détecter, chez ceux que nous connaissons bien pour les avoir longuement fréquentés et côtoyés (et cette conviction s'étend même souvent à des inconnus!), les particularités qui pourraient paraître "bizarres", "étranges", "étonnamment exceptionnelles", que ces "anomalies" soient présentes depuis longtemps ou qu'elles apparaissent subitement. Autrement dit, chacun de nous a sa propre opinion plus ou moins bien arrêtée, son intuition de ce qui est "normal" et de ce qui ne l'est pas.
Tant que les "excentricités" ou "écarts de ce qui nous semble normal" ne nous paraissent pas mettre en danger la situation sociale ni les conditions matérielles de vie (ou la vie elle-même!) de la personne ou de son entourage (sa famille, ses enfants, etc.), la majorité d'entre nous acceptent en général assez bien "l'originalité" du comportement de l'un ou l'autre. Bien sûr, il existe toujours certains conformistes étroits et rigides risquant de faire exception à cette règle de tolérance...

Cependant, les comportements "inhabituels" peuvent constituer une transgression des lois, ils peuvent contrevenir à nombre de règlements, publics et de police, assurant la sécurité générale, ils peuvent donc s'avérer répréhensibles et même dangereux (pour leurs acteurs eux-mêmes et pour autrui). Ils peuvent aussi rendre les relations sociales et intra-familiales très difficiles voire, parfois, impossibles. Dès ce moment et pour se prémunir contre les risques d'accidents, les gens (la société) sont contraints de prendre ce qu'on appellera des "mesures de santé et de sécurité".

Quoique le grand public se fasse toujours, sur l'origine (les causes) des troubles du comportement (les désordres mentaux), les idées les plus diverses, très nombreux sont ceux qui continuent de croire "qu'on devient fou" pour des raisons "psychologiques", c'est-à-dire par la faute de certains événements (extérieurs ou non) "agissant sur l'esprit et les sentiments": douleurs insupportables, deuils intolérables, tortures psychologiques, éducation "fautive", mode de vie non conforme appelant la réprobation générale, etc., etc. Ces "agressions contre l'esprit" détraqueraient le fonctionnement de l'esprit, il faudrait par conséquent le restaurer par un "discours" correcteur approprié (la "psychothérapie"), une "rééducation", un peu comme on corrigerait un enfant qui aurait "commis une erreur".

Cependant, en dépit de ces croyances, les proches et l'entourage de personnes "dérangées" sont en général bien forcés de se rendre à l'évidence: les personnes atteintes de troubles du comportement, soit semblent sourdes à tout discours venant de l'entourage, soit elles ne paraissent pas capables d'en tenir compte. On en déduit que, chez ces personnes, "l'esprit est malade". On décide alors qu'il faut le guérir et on confie cette tâche aux professionnels qui, d'ailleurs, en revendiquent la compétence. On s'adresse à des "médecins de l'esprit", c'est-à-dire aux psychiatres. Ceux-ci disent détenir le savoir disponible, les discours et moyens efficaces. De plus, ce sont des médecins, réputés "scientifiques", on suppose donc qu'ils ont fait les longues études leur permettant de soigner les "blessures et maladies de l'esprit" (c'est aussi ce que leurs diplômes laissent entendre). Quoique chacun de nous, pauvre profane, ait pourtant sa petite idée personnelle sur le sujet, ce n'est qu'à eux seuls qu'on laisse le soin de définir officiellement ce qui est "mentalement anormal", leur diplôme officiel leur conférant le monopole de l'autorité en ce domaine.

D'où ces "experts en troubles mentaux" tirent-ils donc le savoir et l'expertise qu'on leur prête? En quoi leur opinion sur le comportement de tel ou telle personne est-elle mieux fondée que celle de ses proches, de ses parents, ou même du voisin d'à côté ou d'en face?

La réponse immédiate à cette question semble facile: le diplôme de spécialiste en psychiatrie atteste de leur compétence et de leur savoir. Mais cette réponse n'est en réalité qu'une échappatoire. Car le diplôme n'est rien d'autre que la consécration de la fréquentation de cours théoriques et de "stages pratiques" en milieu hospitalier (tout cela loin de toute réalité quotidienne et prosaïque). Et ce qui s'enseigne et s'apprend, sur ces bancs d'école et lors de ces stages hospitaliers, n'est souvent qu'une accumulation systématisée: de descriptions abstraites, d'interprétations intuitives - théorisées et codifiées dans un jargon technique - tirant leurs sources, à la fois d'observations superficielles et épisodiques de malades et de compilations d'idées reçues, de vieux lieux communs. Ces théories ne sont, en général, ni vérifiables ni réfutables, elles n'ont donc pas plus (ni moins) de valeur ni d'utilité réelles que n'en a l'opinion de "l'honnête homme de la rue, l'homme de bon sens".
Il nous faut donc espérer que les psychiatres auxquels s'adressent le législateur, les hommes politiques, les médecins généralistes et les particuliers (les patients), ces psychiatres soient restés, malgré leur spécialisation et en plus d'elle, des "hommes de bon sens" et aussi des médecins "ordinaires".
Sinon, pourquoi, en effet, s'adresser à des médecins plutôt qu'à des psychologues ou à des philosophes? Ces derniers ne pourraient-ils, eux aussi, légitimement prétendre avoir, sur le "fonctionnement de l'esprit", des vues tout aussi acceptables - et, pourquoi pas? peut-être même plus défendables encore! - que celles des psychiatres?

Les raisons de préférer s'adresser à des médecins sont simples.
Tout d'abord, seul un médecin peut départager, dans l'ensemble des troubles, signes et symptômes de son patient, ce qui est dû à une affection mentale et ce qui résulte peut-être d'une maladie "somatique" intercurrente (surajoutée). Cela, ni un psychologue ni un philosophe ne le peuvent vraiment et ils sont trop prudents pour s'y aventurer seuls. En principe, le psychiatre le peut, lui, si toutefois il est bien devenu et resté le médecin (biologiste) qu'au départ ses études le destinaient à devenir.
Ensuite, et malgré que cela ne soit pas toujours avoué explicitement, tout le monde a aujourd'hui de bonnes raisons de soupçonner que les manifestations "anormales" du comportement résultent d'une altération, bien concrète quoique discrète, matérielle quoique microscopique, organique quoiqu'extraordinairement complexe, de cette merveilleuse et mystérieuse machine biologique qu'est le cerveau. Et seul le médecin est supposé capable de sonder et réparer les profondeurs de cette fabuleuse machine de chair et de sang.

Seulement, voilà: cette fabuleuse machine n'a commencé à livrer quelques-uns de ses innombrables secrets que depuis peu de temps. Les médecins psychiatres, qui ont débuté leurs efforts vers la fin du XIXème siècle, ne pouvaient, pour exercer leur art, attendre (rester les bras croisés, si l'on peut dire) d'en savoir assez. Ils ont dû construire la totalité de leur corps de doctrine tout en se passant des connaissances véritables que nous n'acquérons que très lentement aujourd'hui. Ils ont donc dû élaborer une discipline qui, par la force des choses, devait n'être que théories et spéculations, une sorte de somme hybride entre de multiples théologies tour à tour schismatiques et une flore descriptive systématique à la Linné, purement spéculative de surcroît (une sorte de "cosmographie de l'esprit"). Ainsi, les théories psychiatriques et leurs nombreuses exégèses ne pouvaient que se multiplier et engendrer des polémiques, sortes de réminiscences des disputes de scolastiques, puisqu'elles n'étaient ni vérifiables ni réfutables par l'expérience, et qu'elles n'entraînaient, pour les patients, que des traitements aux résultats peu encourageants et totalement aléatoires. Malheureusement, les habitudes scolastiques ressassées, rabâchées et remaniées pendant plus d'un siècle sont souvent devenues une deuxième nature. Alors qu'il faudrait aujourd'hui repartir sur des bases enfin solides, nombreux sont pourtant les psychiatres qui se refusent encore à renoncer à l'autorité protectrice et rassurante du dogme obsolète mais imposant, si laborieusement construit de la psychiatrie spéculative. Ils livrent en permanence un combat d'arrière-garde qu'on sait perdu d'avance, et qui s'oppose au progrès et en ralentit la marche au détriment du bien-être de leurs patients.
Ces psychiatres-là maintiennent la psychiatrie aux confins, à la fois d'une philosophie brumeuse, d'une médecine moderne mal assimilée, et de superstitions ancestrales toujours vivaces; bref, ils en font une sorte de syncrétisme qu'ils croient avantageux, mais ils ne se rendent pas compte qu'ils s'écartent ainsi de leur but premier: soulager et peut-être guérir leurs patients.
Dans ces conditions, comment donc tracer la limite entre d'une part les pragmatistes, empiristes instruits et prudents et, d'autre part les charlatans, ignorants mais de bonne foi et sûrs de leurs convictions, les uns comme les autres tous aussi persuadés de leurs bonnes intentions?
Ce ne sont certainement pas leurs patients qui seraient capables d'apercevoir cette limite-là. Pourtant, c'est bien eux qui subissent les conséquences de son existence. En effet, s'adressant aux praticiens du premier type, ils ont statistiquement plus de chances d'être réellement soulagés; par contre, s'ils s'adressent aux psychiatres de la deuxième catégorie, ils courent statistiquement plus de risques de continuer à souffrir plus encore qu'auparavant. Dans ce dernier cas, la mauvaise réputation qui, obligatoirement, en résulte plus souvent, rejaillit indistinctement sur l'ensemble des professionnels de la "santé mentale", elle semble justifier les accusations des groupements de "survivants de la psychiatrie" (et en justifie effectivement une proportion importante au détriment de l'ensemble des cas).

Les "survivants de la psychiatrie" revendiquent pour eux-mêmes le droit, reconnu à tous les citoyens, de refuser les traitements (psychiatriques) auxquels il arrive qu'on doive les contraindre. C'est oublier que la société s'impose l'obligation de traitement de ceux qui se trouvent en danger. Pour elle, renoncer à ces traitements, c'est se rendre coupable de non assistance à personne en danger, non assistance d'autant plus flagrante que les personnes concernées sont inconscientes du danger qu'elles courent elles-mêmes ou font courir à autrui. Il est vrai que ces "survivants" ont des motifs valables à leurs revendications: rien, en effet, ne leur assure un type de médecin psychiatre plutôt qu'un autre pour prendre soin d'eux, rien non plus ne peut leur garantir qu'un traitement rationnel qui convienne avec certitude à leur cas particulier leur soit d'emblée correctement appliqué.
Quand un sauveteur se jette à l'eau pour sauver une personne qui s'y débat et va se noyer, on peut trouver légitime que le sauveteur soit parfois amené à assommer celui qui se noie, pour l'empêcher de se débattre et de compromettre ainsi son sauvetage. Mais il est aussi impératif que le sauveteur sache lui-même nager, sache la différence entre assommer et infliger une fracture du crâne, et qu'il sache comment faire pour respecter cette différence! On comprend que les noyés potentiels se méfient...

Il est grand temps que les médecins psychiatres fassent le ménage chez eux: qu'ils réinventent une psychiatrie moderne à partir des données actuelles de la médecine et de la neuropsychologie expérimentale; qu'ils rajeunissent les principes déontologiques qui régissent les pratiques de leur profession et leurs rapports avec leurs patients; en bref, qu'ils établissent les limites rationnelles claires qu'ils s'engagent à respecter, et qu'ils aient le courage de les reconnaître.


Première publication: 16 Juillet 2001 (J.D.) Dernière modification: 16 Juillet 2001

Menu Articles