PDF

EN PRATIQUE, la SEPARATION ARBITRAIRE de la NEUROLOGIE et de la PSYCHIATRIE a fait de cette dernière une SPECIALITE souvent plus SPECULATIVE, PHILOSOPHIQUE voire IDEOLOGIQUE et très CONJECTURALE, plutôt qu'une DISCIPLINE STRICTEMENT MEDICALE, EMPIRIQUE, THERAPEUTIQUE et SCIENTIFIQUE ETAYEE PAR DES PREUVES

"Every function is carried out by a structure, and conclusions about functions without reference to the structures involved will remain incomplete and easily may lead us astray."
"Our present day concepts are still to a large extent based upon assumptions and hypotheses, built on a modest body of factual knowledge. If further progress is to be made, it is important to be aware of this situation, and to make every effort to distinguish between observations and interpretations. Working hypotheses are important and necessary tools in research, but, as the history of science shows, they have a tendency to become accepted as truths and to hamper instead of promoting progress."
A. BRODAL : "Neurological Anatomy in Relation to Clinical Medicine", pp. 687 & 688. Oxford University Press, 2d edition, London 1969 & 1972. ISBN 0 19 264145 X
"Toute fonction est exécutée par une structure, et les conclusions émises au sujet des fonctions sans se référer aux structures correspondantes demeureront incomplètes et pourront aisément nous égarer."
"Nos concepts actuels sont encore pour une grande part basés sur des suppositions et des hypothèses, construits sur une somme modeste de connaissance de faits [avérés, factuels]. Si l'on veut faire plus de progrès, il importe d'avoir conscience de cette situation, et de consacrer tous ses efforts à distinguer les observations de leurs interprétations. Les hypothèses de travail sont des outils importants et nécessaires pour la recherche, mais, comme nous le montre l'histoire de la science, on a tendance à les accepter comme si elles étaient des vérités, de sorte qu'alors elles entravent le progrès au lieu de le promouvoir ." (j'ai souligné - J.D.)

"It cannot be emphasized too strongly that the psychiatric examination is equally incomplete unless it is accompanied by a complete neurological examination."
G.H. MONRAD-KROHN : "Clinical Examination of the Nervous System", p. ix; H.K. Lewis & Co. Ltd., London 1954
"On ne saurait trop insister sur le fait que l'examen psychiatrique est, lui aussi, incomplet s'il ne s'accompagne pas d'un examen neurologique complet."

Du jour (au siècle dernier) où on s'est résolu à scinder la spécialité appelée neuropsychiatrie en deux disciplines qu'on a voulues distinctes, l'une étant la neurologie, l'autre la psychiatrie, on a, sciemment et très délibérément, pris le risque de faire de la pratique psychiatrique une profession se basant, principalement sinon uniquement, sur la description et la classification de phénomènes observables et d'apparences superficielles plus ou moins visibles ou audibles: ces apparences-là qui se manifestent sous forme de comportements, d'attitudes et de discours tenus par des malades mentaux chroniques et psychotiques, ces apparences qui constituent les "signes" et les "symptômes" des "troubles mentaux".

Les psychiatres - et la psychiatrie - ont ainsi, grâce à cette scission, conquis et assuré leur autonomie et leur indépendance par rapport à la neurologie (et par conséquent aussi par rapport au rôle joué par le cerveau dans la genèse des troubles mentaux, un rôle trop longtemps considéré par certains comme "peu probable" voire "non pertinent", à cause du doute persistant de "penseurs" idéologiquement sceptiques quant à l'existence pourtant avérée d'altérations cérébrales qu'ils s'obstinaient à nier et à ignorer).
La psychiatrie (médicale) ayant ainsi divorcé de la neurologie s'est en quelque sorte rapprochée un peu plus de sa [cousine?] voisine la psychologie en devenant psychopathologie et, à la manière d'une certaine psychologie, en construisant par l'imagination, à partir de représentations tout imaginaires de l' "esprit", de purs concepts abstraits indépendants de toute matière physique organique et de la biologie des cellules nerveuses. (Ceci a vraisemblablement encouragé de nombreux psychologues non médecins à imaginer qu'ils pouvaient eux aussi très légitimement et de manière pour ainsi dire symétrique à celle des médecins, étendre en partie leurs compétences à toutes les manifestations dites "de l'esprit", même si elles étaient qualifiées de "franchement pathologiques" et pas seulement consécutives à de "mauvais conditionnements ou apprentissages au moyen d'une éducation incorrecte ou inadéquate".)

Nombreux sont les praticiens "psys" (médecins psychiatres mais aussi psychologues) qui se sont crus tout à fait capables de comprendre (de "conceptualiser") les désordres mentaux et leur nature profonde, de les expliquer en se contentant d'interpréter selon leur seule fantaisie personnelle et leurs intuitions la signification des "symptômes" mentaux, et en attribuant à ceux-ci des origines et des "raisons" (c.à d. ne correspondant à rien d'autre que des suppositions et des interprétations, immédiatement ou graduellement ensuite travesties en vérités, plutôt que reconnues pour les pures spéculations d'imagination qu'elles étaient réellement). Ces "raisons" ne devenaient dès lors plus dépendantes que des seules contingences les plus diverses de l'environnement familial, culturel et social ou professionnel des malades (et il n'était plus besoin d'impliquer le cerveau!). A leur tour, ces contingences variées pouvaient être "instinctivement" et arbitrairement suspectées et accusées d'être spécifiquement iatrogènes, bien sûr pour autant qu'on prît soin de les choisir plausibles (?), à la fois en apparence et en cohérence, avec leurs conséquences seulement supposées mais quand même désignées d'autorité.

Les psychiatres partisans de cette "version rénovée et allégée" de la psychiatrie enfin débarrassée de l'encombrante et rébarbative neurologie ont probablement cru qu'ils pouvaient, pour diagnostiquer et soigner les malades mentaux chroniques, se limiter à appliquer les méthodes et techniques conjecturales et de conceptualisation théorique traditionnellement en usage dans cette partie de la psychologie réservée aux traitements de personnes "névrosées" (bien sûr, n'étant toutefois pas moi-même "psy", ce qui évidemment ne me confère pas de compétence reconnue m'autorisant à sonder leurs pensées de façon crédible, on comprendra que ceci n'est donc de ma part qu'une simple hypothèse!).
Peut-être ces psychiatres imaginatifs et spéculatifs pensaient-ils qu'ils pourraient dorénavant se permettre de quelque peu réduire et limiter sans inconvénients notables l'étude de la formation, de la structure, de la constitution biochimique et du fonctionnement du cerveau (normal et pathologique), domaine justement réputé bien trop vaste et infiniment complexe, d'accès souvent ressenti comme difficile voire fastidieux et rebutant par les néophytes qui s'essayent à son étude, si bien qu'ils ne demandaient sans doute pas mieux que de l'abandonner désormais, pour n'avoir plus à partager avec les neurologues cette approche grevée d'un apprentissage très long et exigeant.

A présent, ne craignant plus d'être démentis dans leurs diverses interprétations, puisqu'en dernière analyse celles-ci sont souvent, aujourd'hui encore, basées uniquement sur l'inattaquable argument d'autorité (c.à d. qu'elles sont alors comparables à des illuminations, des sortes de "révélations"), de nombreux psys se sont ainsi estimés libres d'inventer et d'attribuer aux pathologies mentales des "raisons" hautement affirmées bien que surtout seulement "supposées", sur la foi de la seule autorité de leur imagination personnelle censée refléter un savoir original [de "science infuse"?] bien que plutôt hermétique et par conséquent difficile à appréhender et donc à discuter voire à contester. Mais aussi, ils n'avaient plus à se préoccuper de chercher et de trouver aux troubles dits "psychiques" d'autres possibles causes mieux prouvées et sans aucun doute au moins aussi plausibles que les leurs - par exemple des altérations de "structures cérébrales", bien physiquement et biologiquement réelles quoiqu'encore mal connues? - (puisque, fort souvent, on continue encore toujours à qualifier ces troubles - et leurs causes - d' "immatériels" (ce à quoi beaucoup d'ignorants malheureusement croient encore aujourd'hui).

Et en effet, il a pendant longtemps paru suffisant à une majorité des professionnels de la "Santé Mentale" de se persuader qu'ils comprenaient et qu'ils pouvaient assurément soigner les "troubles psychiatriques" "intuitivement" et par des procédés "psychologiques" (l'esprit et ses troubles étant considérés - rappelons-le à nouveau! - comme étant d'une essence particulière, immatérielle et même immortelle, c. à d. éternelle). Quant au grand public, il est souvent facilement séduit par le merveilleux et le "magique", par les apparences de mystère et de surnaturel que, par une tradition longuement établie et acceptée, il croit être les attributs caractéristiques spécifiques et obligés de l' ''esprit". Dans son ignorance ou à cause de son éventuelle crédulité et de son goût atavique du surnaturel , ou que ce soit par habitude, par tradition culturelle, par irréflexion et/ou par simple facilité de langage, (encouragé en cela par des philosophes croyants et par les théologiens), lui-même il appelle les diverses manifestations "intellectuelles" de l'activité cérébrale du nom tout à la fois passe-partout et révélateur de "l'esprit [en fonctionnement]" (et, en l'occurence, il importe peu que ce dernier soit "bien portant" ou "malade").

Le public en général n'éprouve par conséquent que fort peu le besoin de [re]connaître la nécessaire et très évidente relation étroite existant entre esprit et cerveau dont personne ne lui parle pour ainsi dire jamais; le sentiment largement répandu perdure donc très naturellement, qui incite et encourage à croire que l'esprit ne peut être qu'une entité ou une chose désincarnée et mystérieuse, tandis que l'organe cerveau, pourtant bien présent et concret quant à lui, reste ignoré car inutile ou superflu pour alimenter la pure spéculation herméneutique (c'est la démarche qui, habituellement, est la règle encore très généralement suivie dans le grand public - mais pas seulement là!). Pourquoi dès lors s'encombrer aussi de la fort longue et trop laborieuse (contraignante? Ennuyeuse?) étude du cerveau, cet organe encore toujours considéré par beaucoup comme distinct ("séparé") de l'esprit et qui, paraît-il, n'intéresserait vraiment que les victimes d'A.V.C. et leurs médecins neurologues et cardiologues, ou encore les ruminants atteints d'E.S.B. et leurs vétérinaires, bien sûr sans oublier, selon certains "esprits forts" ou se voulant tels, les charcutiers vendeurs de cervelle de veau et leurs clients gastronomes ou gourmets aux goûts peut-être quelque peu pervers, et peut-être parfois quand même les traumatologues et les neurochirurgiens?

De leur temps (pas encore si ancien ni fort lointain), les deux universitaires et neurologues norvégiens cités dans les encadrés ci-dessus étaient des sommités internationalement reconnues et respectées. Tous deux étaient des médecins et cliniciens, et le professeur A. Brodal était aussi un neuroanatomiste réputé. Il semblerait qu'on a aujourd'hui oublié ces auteurs et leurs mises en garde quant à l'indispensable distinction que l'on doit faire entre des "fonctions" intellectuelles dont on postule l'existence, qu'on observe et dont on évalue l'utilité et l'efficacité, et les interprétations qu'on fait des hypothèses de leurs origines et de leurs éventuels déficits (c.-à.d. des causes qu'on attribue à ces derniers). La séparation de la clinique psychiatrique et de la neurologie, instaurée principalement en francophonie (mais pratiquée aussi dans les pays où la psychanalyse s'était fortement implantée), elle aussi est en fort nette opposition et contradiction avec les recommandations du professeur G.H. Monrad-Krohn, et chez nous, l'actuelle négligence de ses avertissements par une importante fraction de praticiens "psys" n'a pu que dangereusement encourager la transformation de notre psychiatrie clinique en une accumulation de concepts totalement dépourvus de supports physiques et biologiques, c'est à dire en une sorte de système à la fois très abstrait, dogmatique bien que surtout conjectural ne reposant que sur des hypothèses peu testables, ce qui n'est pas sans rappeler des théologies d'inspirations religieuses diverses.

Depuis le temps où ces neurologues scandinaves exerçaient leur métier en même temps qu'ils poursuivaient leurs recherches avec beaucoup moins de moyens techniques de diagnostic et de traitements que ceux dont on dispose aujourd'hui, nos connaissances scientifiques sur les troubles mentaux et sur leurs liens avec la structure et le fonctionnement du cerveau n'ont cessé de s'accroître à un rythme toujours accéléré. La matérialité physique des altérations cérébrales responsables des affections mentales chroniques a été confirmée à de multiples reprises par de nombreux chercheurs indépendants les uns des autres; elle n'est plus mise en doute de nos jours, sauf par les ignorants et par certains charlatans qui profitent de la crédulité et de l'ignorance de leurs clients.

Et pourtant, à en juger par leurs discours et le vocabulaire qu'ils choisissent d'utiliser, ceux qui, de nos jours, s'obstinent encore toujours à réifier "l'esprit" sont fort nombreux (et des psychanalystes "philosophes", "chercheurs" et enseignants, pondent des livres, dont certains au titre opportunément lapidaire tel que, par exemple "L'esprit malade"). Ils nous disent (vivent les mots et les formules sonores!), sans apparemment se rendre compte du peu de réflexion sérieuse qu'ils consacrent aux définitions et aux sens des termes (parfois des néologismes) qu'ils manipulent avec prédilection, que "c'est l'esprit des malades mentaux qui est dérangé, c.-à d. malade ". Pareille affirmation ne cesse de me surprendre et, qu'on me pardonne, elle m'agace profondément par son côté irréfléchi, quand ce sont précisément des "intellos" proclamés qui s'expriment ainsi au sujet de "l'esprit".

Bien que je sache que "comparaison n'est pas raison", une comparaison devrait quand même aider à comprendre mon étonnement et mon incompréhension (face à des discours à ce point superficiels, bien que tenus par des "autorités"). Ainsi par exemple, quand un mélomane revient d'avoir assisté à un concert, supposons-le de musique classique, et que mécontent de la prestation et de l'interprétation de l'orchestre ou du soliste, il ne me dit bien sûr pas que "la musique était malade ou dérangée" (personne ne dit jamais cela car chacun sent bien que cela serait ridicule!), mais il m'affirme très raisonnablement que c'était les instrumentistes, les exécutants - ou le chef d'orchestre - qui n'étaient pas à la hauteur de leur tâche, peut-être parce qu'ils n'étaient pas "en forme" ce jour-là.
Par contre, pourquoi par ailleurs me dit-il que "l'esprit de telle personne est malade", et pourquoi, oubliant cette fois toute rationnalité, plutôt qu'à "l'esprit" de cette personne, n'attribue-t-il pas son affection mentale à ses "exécutants cérébraux", c.-à.d. aux cellules nerveuses logées sous son crâne, à ses neurones qui, littéralement "fabriquent en continu la musique - silencieuse et inaudible - de son esprit, cette musique particulière et unique qui est effectivement son esprit "?

Je crois que si une bonne part des gens habituellement mentionnent "l'esprit" en usant ainsi d'un seul mot indéfini et indéfinissable, c'est parce qu'il est plus facile de "dire et faire simplement comme tout le monde"; mais je crois aussi que cette façon de s'exprimer montre bien que fort rarement voire jamais on ne se pose l'évidente et importante question "qu'est-ce que l'esprit? De quoi est-il fait?", et on se contente d'utiliser commodément le mot sans se préoccuper le moins du monde de ce qu'il désigne ou représente en réalité (tant et si bien que le mot a perdu tout sens réel véritable qui lui serait nécessaire pour lui éviter de n'être qu'un son quelconque, et sans doute n'a-t-il gardé de sens que celui-là, magique, mystérieux et insaisissable, que proposent depuis toujours certains philosophes et toutes les religions à leurs croyants dévotement crédules).

Tant que neurologie et psychiatrie resteront chez nous des spécialités distinctes bien séparées l'une de l'autre et enclines à s'ignorer mutuellement, les praticiens quotidiens de l'une et de l'autre pourront continuer à ignorer, voire nier leurs acquis, croyances et savoirs respectifs qui pourtant sont et/ou devraient être complémentaires et surtout non contradictoires.

Si par malheur cette séparation devait perdurer longtemps encore, les "psys" (non neurologues) pourront alors, de leur côté et comme ils le font aujourd'hui, continuer d'écouter longuement, tout à loisir et peut-être aussi d'observer les malades mentaux chroniques, pour ensuite concevoir de très imaginaires et abstraits "mécanismes" hypothétiques censés susceptibles de provoquer leurs troubles; mais ils ne pourront pas confirmer ni réfuter leurs hypothèses en les vérifiant ou en les "falsifiant", car ils n'en auront pas acquis les moyens techniques indispensables qui peut-être le leur permettraient, ni appris à en user correctement, c.-à.d. utilement et efficacement dans la pratique.
Quant aux neurologues (non "psys"), comme ils ne passeront qu'un temps fort limité (insuffisant) à écouter puis à observer ces patients-là, ils ne pourront en identifier qu'une minime partie des signes et "symptômes" cliniques pathognomoniques (c.à-d. caractéristiques de leur affection et qui permettent de la "diagnostiquer").

Les origines et les causes des problèmes et difficultés que subissent les malades mentaux chroniques et psychotiques surviennent et résident dans un seul et même organe: le cerveau. Que les signes et symptômes de la "maladie" soient dits neurologiques ou qu'on les qualifie de psychiatriques ("psychiques"), nécessairement ils résultent tous de mécanismes défectueux prenant naissance et se déroulant dans le même tissu nerveux (les cellules neuronales et la névroglie) constitutif de l'organe qui leur est commun: le cerveau, le tronc cérébral, la moëlle épinière: en bref, le système nerveux central (ou SNC).
Méconnaître l'existence de ce tissu nerveux, ignorer (sciemment!) ses rôles dans la genèse des phénomènes mentaux tant normaux qu'anormaux (= "pathologiques"), c'est s'interdire délibérément de connaître et de comprendre ce qu'on appelle le "psychisme" (encore un mot!). Dans pareilles conditions, réserver le monopole de l'attention et des efforts de recherche aux seuls concepts hypothétiques élucubrés au sujet de "l'esprit" et négliger d'identifier et de traiter toutes les structures cérébrales qui littéralement construisent et reconstruisent cet "esprit" en permanence et sans jamais s'accorder de pause générale d'ensemble, c'est renoncer à pouvoir restaurer un jour les capacités habituelles et "normales" de celui-ci quand par malheur elles semblent se "détraquer".

Quand aura-t-on le courage de réunir à nouveau ces deux spécialités en une seule discipline, plus médicale et moins chargée de métaphysique?


Première publication: 13 avril 2015 (J.D.) Dernière modification: 13 avril 2015