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À NE VOULOIR QUE PLAIDER,
ON NE RÉFLECHIT PLUS.

"La science et la vérité peuvent loger chez nous sans jugement, et le jugement peut aussi y être sans elles;
voire, la reconnaissance de l'ignorance est l'un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je trouve."

Michel de Montaigne, Essais II, 10

On écoute de préférence les "experts" qui semblent favorables à la cause, mais sont-ils vraiment plus crédibles que ceux de la partie adverse?

Quand un enfant est gravement malade, tous admettent qu'il faut le soigner: pour tenter de le guérir, et pour au moins soulager ses souffrances. Cela semble aller de soi. Tous les parents du monde entier, à l'unanimité, ne peuvent qu'être d'accord sur ce point.
En Belgique (mais ailleurs aussi!), des parents qui, délibérément, s'abstiendraient de prodiguer à leur enfant malade les soins nécessaires à sa guérison seraient montrés du doigt, stigmatisés, assignés en justice, poursuivis et à coup sûr condamnés: ils seraient déchus de leurs "droits parentaux" et, très certainement, devraient subir des peines de prison (ce n'est pas une fiction: des exemples en sont bien connus, survenus en France dans un passé encore récent, dans l'une ou l'autre secte refusant la médecine moderne).

Si le traitement médical prescrit à l'enfant de boire une potion amère qui lui répugne et qu'il refuse d'avaler, ou bien encore, par exemple, si un antibiotique ou un vaccin doit lui être administré alors qu'il redoute la piqûre et repousse violemment la seringue, avec plus ou moins de patience on s'efforce de rassurer le malade; on tente de le convaincre de la nécessité de subir un inconvénient très passager: la cuillerée au goût parfois infect, ou la piqûre peut-être momentanément douloureuse, et on lui fait entrevoir la récompense, conséquence de cet effort méritoire pour surmonter sa répugnance ou sa crainte: il se portera mieux ensuite et pourra bientôt retourner à ses jeux.

Cependant, l'enfant malade et apeuré peut ne pas comprendre le discours souvent un peu étrange et court d'adultes pressés d'en finir avec les "enfantillages", et la peur peut alors l'amener à s'obstiner dans un refus irraisonné. Ce refus sera qualifié de puéril par les adultes s'estimant, quant à eux, "indulgents" et "raisonnables, sachant ce qu'ils font, compréhensifs mais fermes".
Dans ce cas, il ne se trouvera guère de gens pour s'indigner si, passant finalement outre au refus de l'enfant, on le force à avaler son médicament (en lui bouchant le nez, par exemple), ou bien si on le contient pour l'immobiliser un instant, le temps de lui faire son injection.

Bien sûr, tous préfèrent ne pas devoir recourir à "la force", mais personne ne nie le bien-fondé de la contrainte en certaines circonstances (naguère, certaine publicité sécuritaire très officielle ne rabâchait-elle pas que "un petit clic vaut mieux qu'un grand choc"?) Tous l'acceptent en effet "si c'est pour le bien du jeune malade", et tous sont sincèrement persuadés de la légitimité de cette démarche: depuis longtemps, elle a fait ses preuves par les résultats tangibles qu'elle a permis d'obtenir très généralement.

On ne risque guère non plus de rencontrer beaucoup de pédopsychologues, de pédopsychiatres ni de psychosociologues qui, bravant le ridicule, s'élèveraient contre cette manière de faire, sous prétexte d'une atteinte aux droits du malade ou aux droits de l'enfant, ou encore en prétendant que seul un traitement librement consenti aurait des chances de se montrer efficace (selon un dicton commun aux illusionnistes de music-hall et à ces "psychologues-là", avocats du pouvoir thérapeutique de la suggestion sur les maux les plus divers - mais surtout imaginaires - qui disent: "pour que cela marche, il faut y croire". Mais ces psychologues, oseraient-ils dire: "pour que cela marche, il faut et il suffit d'y croire"?)

Pourtant, quand un adulte cette fois, malade mental psychotique chronique, est contraint à l'hospitalisation "contre son gré" et obligé de suivre un traitement médicamenteux, de nombreux psychologues ou prétendus tels, des psychosociologues, des sociologues et autres juristes crient à l'internement abusif, à l'atteinte aux droits et aux libertés de la personne. Ils affirment aussi qu'un traitement imposé sans l'accord de l'intéressé est nécessairement voué à l'échec (ne serait-ce pas, en réalité, l'affirmation précédente retournée: "si on n'y croit pas, cela ne marche pas"?)

Comment donc justifier l'incohérence de ces penseurs, grands théoriciens et humanitaires en chambre? Qu'est-ce donc qui rend tout à fait acceptable et légitime d'obliger un malade, mineur d'âge, à se laisser soigner par des moyens dont il ne veut pas, alors qu'au contraire, il faudrait toujours respecter le refus d'un adulte de suivre un traitement médicamenteux, pourtant indispensable pour ne pas mettre sa propre vie en danger?
Et cependant, parmi ces intellectuels, entend-on jamais qui que ce soit se formaliser de l'enfermement temporaire mais forcé de l'ivrogne (un adulte, habituellement!), qui gesticulait et titubait le long de la berge du canal sans pour autant mettre en danger personne d'autre que soi-même?

Après avoir posé ces questions, j'entends déjà les défenseurs des droits individuels protester à grands cris: " ces différentes situations ne sont en rien comparables! Tantôt il s'agit d'enfants, des mineurs, tantôt on a affaire à des adultes! Dans un cas, il s'agit d'une maladie du corps, dans l'autre, nous parlons d'une maladie de l'esprit! Dans le cas de l'ivrogne, l'ébriété sur la voie publique est un délit, l'enfermement est une sanction, le soûlaud n'a que ce qu'il mérite!"

Ces défenseurs des droits et des convenances ont tout faux! Si on ne proteste pas contre l'enfermement de l'ivrogne, c'est, souvent sans doute, surtout parce qu'il est de bon ton de réprouver l'alcoolisme. Mais on est aussi rassuré de savoir qu'au bout de quelques heures, une fois son vin cuvé, la personne "mise au frais" retrouvera ses esprits et sera remise en liberté, sans que, dans la majorité des cas, il soit besoin d'aucun traitement médical. Et puis, le diagnostic et la confirmation de l'origine alcoolique de l'ivresse sont assez aisés: les signes physiques et le dosage de l'alcoolémie permettent de s'en assurer sans équivoque. Les choses se terminant en général assez vite et sans trop de "casse", tous habituellement - et en dehors de tout jugement moral! - doivent reconnaître que l'enfermement passager de l'ivrogne lui rend service, puisqu'il lui évite les risques, soit de se noyer dans le canal, soit de se faire écraser par une voiture, ou encore de se jeter sous un train, entre autres multiples accidents possibles.
Mais ne pourrions-nous imaginer une affection qui, par exemple, entraînerait en permanence la production, par les organes du malade lui-même, d'un toxique (une sorte d'alcool "endogène") aux effets nocifs sur le fonctionnement de son cerveau? Pareille affection serait-elle inconcevable aux profanes? (sachez qu'on en connaît effectivement, heureusement rares!) L'hospitalisation contrainte ne serait-elle pas indiquée aussi dans pareils cas, le temps d'identifier la cause et d'y porter remède, et sans que l'accompagne cette fois une connotation péjorative?

Quand il faut soigner un enfant, on a depuis longtemps pris l'habitude de ne pas s'embarrasser de son avis sur la question: ce n'est qu'un enfant mineur, les adultes (en général ses parents) sont réputés savoir ce qui est bon pour lui, pourquoi tenter de lui expliquer ce que, de toutes façons, il est trop jeune pour comprendre? (jadis, on aurait dit: il n'a pas "l'âge de raison.") Tandis qu'un adulte, c'est un individu majeur, qui est capable, en toute indépendance et connaissance de cause, de prendre les décisions qui concernent sa personne (il a "l'âge de raison"). Voilà ce qu'ils nous disent.

Ah! Oui? Oublierait-on - pour les besoins d'une certaine cause - qu'une des caractéristiques des maladies mentales psychotiques est, que ce soit par intermittence ou même en permanence, de souvent et profondément altérer les capacités de raisonnement et de jugement de leurs victimes, voire de les en priver parfois complètement, même si leur âge physique apparent est celui d'adultes? Bien qu'il faille tenter de fournir, à ces malades, eux aussi, les explications auxquelles n'importe quel citoyen adulte aurait droit, comment peut-on délibérément ignorer qu'ils puissent n'avoir que beaucoup moins de logique encore et de compréhension qu'un enfant fiévreux ou qu'un adolescent paniqué?
Cela, les défenseurs des droits individuels n'en veulent rien savoir et en parlent comme d'un "préjugé largement répandu" (C. Derivery et P. Bernardet: "Enfermez-les tous", Bernard Laffont Edit., Paris 2002, p.300). Parlant de supposés préjugés des autres, certains seraient mieux avisés de choisir avec plus de soin leurs sources, afin de ne pas alimenter et entretenir indûment leurs seules idées personnelles préconçues: par exemple, celle de l'oxymoron du malade mental grave mais toujours sensé ou raisonnable, le malade mental maîtrisant toujours parfaitement ses émotions, et qui toujours converserait intelligemment et intelligiblement avec le psychiatre supposé le comprendre.

(Mais le psychiatre intelligent, sensible, attentif à autrui, scientifique omniscient et par conséquent réputé infaillible, infiniment patient et compréhensif, pédagogue émérite et qui aurait toujours tout son temps à consacrer à "l'écoute" de son patient; ce praticien psychiatre idéal [utopique] et exemplaire que, paraît-il, on trouverait obligatoirement dans tous nos services de garde, à l'accueil et aux admissions de tous nos hôpitaux et cliniques, n'est-ce pas aussi un mythe qu'on ne prend jamais le temps de réexaminer? Or, c'est ce mythe-là qui engendre et entretient tous les autres!)

Pour pouvoir les guérir, pour être capables de les soigner, nous voudrions, nous espérons avec tant de force que les malades mentaux soient raisonnables et suivent les traitements dont ils auraient besoin, que nous en oublions précisément l'évidence: beaucoup d'entre eux ne peuvent qu'exceptionnellement et seulement par instants être "raisonnables", c'est justement là leur maladie! Et cet oubli que, par habitude des échanges avec nos semblables bien-portants, nous commettons tous à un moment ou à un autre, il nous rend, à ce moment-là, non seulement aussi déraisonnables que nos malades, mais stupides de surcroît: nous voudrions les soigner pour une affection dont, en même temps et pour pouvoir la soigner, nous voudrions nier l'existence et ignorer les obstacles qu'elle crée à la dispensation des soins !

Tous, plus ou moins souvent, mais assez brièvement en général, nous nous laissons prendre à ce paradoxe, nous nous laissons parfois enfermer dans cette contradiction. Par contre, les opposants à l'hospitalisation sous contrainte et aux traitements imposés, eux s'obstinent systématiquement dans leur prise de position et ne semblent pas se rendre compte du paradoxe dans lequel ils se complaisent.

Ce faisant, ils croient s'ériger en défenseurs des droits et libertés individuelles. Pourquoi certains les croient-ils? Pourquoi les proches de malades mentaux chroniques ont-ils parfois, eux aussi, la tentation de les croire et de se sentir fautifs quand ils demandent qu'un membre de leur famille soit hospitalisé contre son gré et reçoive un traitement qui lui est imposé?
Pourquoi auraient-ils tendance à "culpabiliser" après avoir eu recours à la contrainte, alors que, comme nous l'avons vu plus haut, c'est une démarche qui a fait ses preuves pour le traitement des maladies chez l'enfant?
C'est, d'abord, parce que personne n'aime recourir à la contrainte et, tout naturellement, on y répugne encore plus quand il s'agit de l'infliger à ceux qu'on aime. C'est, ensuite, parce qu'au contraire de l'expérience qu'on a des traitements des maladies "physiques" de l'enfant, les diagnostics, les traitements quels qu'ils soient, tout comme les pronostics des maladies mentales chroniques sont loin d'avoir fait leurs preuves en ce qui concerne leur fiabilité, leur sûreté, la prévision de leur degré d'efficacité (ou d'inefficacité), et cela en dépit de tout ce qu'on peut lire et entendre dire en général à ce sujet.

Les zélateurs de la psychiatrie ("biologique" comme "psychodynamique", d'ailleurs) telle qu'elle est enseignée et pratiquée de nos jours dans notre pays ne mentionneront évidemment que leurs succès thérapeutiques supposés, tandis que les défenseurs des libertés, opposants à l'hospitalisation forcée, ne parleront que de ses échecs avérés. Ils attribueront forcément ces derniers à tout ce qu'on a fait alors que "on n'aurait pas dû", et à tout ce dont on s'est abstenu alors que, une fois encore, "on n'aurait pas dû".
Pour chaque cas individuel, ni l'échec ni le succès ne sont réellement prévisibles. Mais l'abstention de traitement garantit l'échec à coup sûr, et, aussi sûrement, annonce la catastrophe.

A la réflexion, les familles des malades ont-elles le choix?

Tout bien réfléchi, n'est-il pas temps de mieux encourager la recherche sur les causes toujours inconnues et les mécanismes encore obscurs des maladies mentales chroniques graves?


Première publication: 14 Décembre 2002 (J.D.) Dernière modification: 14 Décembre 2002

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