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Évidences escamotées.

Par facilité, on sera sans doute toujours tenté d'attribuer à une prétendue stigmatisation des malades mentaux la plupart des maux dont ils sont victimes: il semble bien que, dans notre grande majorité, nous ayons encore toujours besoin d'un "responsable" sur qui rejeter la "faute" de nos malheurs, et la stigmatisation, chose anonyme et vague comme la rumeur, générale, insidieuse, détestable comme la calomnie, vient ici à point nommé pour remplir ce rôle. C'est pourquoi il est nécessaire de revenir sur cette stigmatisation, encore et encore, pour montrer que si son existence est, le plus souvent, reçue comme une vérité établie, sans même y réfléchir, elle est pourtant presque toujours totalement imaginaire, et donc très contestable.
Une telle affirmation, sous peine de soulever une tempête générale de protestations, exige sans doute quelques explications. Celles-ci, de nature très générale, pourraient n'être qu'une accumulation inutile de lieux communs. Ces considérations préalables sont cependant nécessaires pour faire apparaître clairement la perversité de la notion de stigmatisation. Lecteur, prends patience!

Un lieu commun universellement répandu affirme que "personne n'est parfait; chacun a ses qualités et ses défauts". Simplifions et évitons que trop de philosophie ne nous entraîne hors du sujet, appelons qualités des caractéristiques souhaitables s'attachant à la personne, appelons défauts des caractéristiques indésirables ou même intolérables de la personnalité, du caractère d'un individu.

Reconnaissons aussi que c'est l'actuelle société dont nous faisons partie (le "consensus") qui décrète ce qui, aujourd'hui, est souhaitable et ce qui ne l'est pas, ce qui est indésirable ou intolérable. C'est ce qu'on appelle aussi les "valeurs" que la plupart admettent et veulent faire respecter, et dont les esprits chagrins, à toutes les époques de l'histoire, ont régulièrement déploré "qu'elles se perdent, qu'on ne les enseigne plus". Traduisons: les valeurs auxquelles nous tenons, ces critères qui nous servent à nous apprécier (juger), mutuellement mais aussi nous-mêmes, ces valeurs qui nous permettent de vivre ensemble ou côte à côte, changent avec le temps, les lieux, les circonstances.

Dès le plus jeune âge, notre éducation nous inculque qu'il est bon d'encourager, de développer, de "cultiver" les qualités que nous avons déjà "naturellement", et qu'il est bon aussi de tenter d'en acquérir peut-être d'autres encore, par un "travail" sur nous-mêmes. A l'opposé, il est, paraît-il, souhaitable de réprimer, corriger et se débarrasser de ses défauts, éviter d'en contracter d'autres.
Venu sans doute de la nuit des temps, ce langage a été tenu depuis la plus haute antiquité par tous les philosophes qui parlaient alors de vertus et de vices, tandis que nous préférons aujourd'hui parler de qualités et de défauts, mais le sens profond du discours n'a pas changé malgré la différence apparente des mots.

En accord avec son éducation et sa propre histoire, chacun de nous se construit sa hiérarchie personnelle de qualités et de défauts, son "échelle des valeurs". On peut donc imaginer qu'il devrait probablement y avoir presque autant d'échelles de valeurs particulières que d'individus sur terre. Cependant, dans une société donnée, certaines valeurs se regroupent bien plus souvent ou plus généralement que d'autres en haut de l'échelle. Ce sont les "valeurs" que, dans son ensemble, cette société-là privilégie et que la majorité accepte. L'échelle de ces valeurs, c'est aussi ce que chacun - et la société - appelle le mérite.

Notre société occidentale se veut démocratique. Elle veut privilégier par-dessus tout la liberté et l'autonomie individuelles, démocratiquement, c'est-à dire dans l'intérêt du plus grand nombre et dans le respect des droits de la minorité. Industrialisée, elle accorde une place importante au confort matériel. On peut en effet concéder qu'un minimum matériel est la condition nécessaire d'un minimum de bien-être physique. Celui-ci, à son tour est la condition nécessaire d'un minimum de "bien-être mental", ou dirions-nous d'un minimum de capacité à la poursuite du bonheur?

C'est l'argent qui permet d'accéder aux biens matériels. C'est donc aussi l'argent qui, en dernière analyse, permet à son possesseur l'accès à l'autonomie et à la liberté. Dans notre système de société, la très grande majorité des gens n'ont d'autre source d'argent que leur travail. Comme notre système prétend fonctionner au mérite, le proverbe selon lequel "toute peine mérite salaire" illustre cette vérité.

Le travail et l'emploi deviennent ainsi les valeurs les plus considérées. Etre travailleur, au sens d'aimer être actif, c'est donc une qualité. A l'opposé, l'oisiveté, qu'elle soit forcée ou non, est considérée d'un oeil pour le moins méfiant, les oisifs sont suspects de paresse, on les soupçonne d'être des tire-au-flanc profitant des autres; cette vision s'exprime par un autre proverbe qui veut que l'oisiveté soit la mère de tous les vices.

C'est ainsi que, pendant fort longtemps, les chômeurs ont été considérés par une portion importante de l'opinion comme des paresseux et des parasites de la société: on les stigmatisait (mais le mot n'était pas encore à la mode). Le travail étant leur seule source de revenus, donc d'autonomie et de liberté, donc de dignité, certains d'entre eux finissaient par croire eux-mêmes aux accusations dont on les accablait: honteux d'être au chômage, ils se culpabilisaient (ce mot-là non plus n'était pas encore à la mode) et encourageaient ainsi eux-mêmes l'erreur de l'opinion générale à leur sujet. De nombreuses années de chômage endémique ont dû s'écouler avant qu'enfin les gens prennent conscience que les chômeurs étaient les victimes involontaires des conditions économiques, qu'ils n'étaient en rien responsables de leur oisiveté forcée.

Lors des grandes récessions économiques précédentes, comme par exemple dans les années 1930, les mesures sociales prises pour atténuer les conséquences du chômage ont été d'une ampleur bien moindre que les actuelles dispositions permanentes de sécurité sociale. Les détresses morales rencontrées alors étaient au moins aussi nombreuses et aussi profondes que celles dénoncées par certains aujourd'hui. A-t-on parlé alors de "Santé Mentale" plutôt que de mise au travail et de soupe populaire? Aux personnes désespérées de ne pouvoir assurer ni l'avenir ni même la survie présente de leur famille, a-t-on alors proposé des psychothérapies, sous prétexte que c'était la "stigmatisation" qui leur interdisait l'accès au "traitement psychiatrique" requis par les multiples conséquences de leur indigence?

Non, bien sûr. Dans ces années-là, les psychothérapies (fort chères et très longues, comme chacun sait) étaient d'ailleurs réservées à quelques privilégiés nantis se créant des problèmes existentiels plus artificiels que réels. L'idée saugrenue de soigner les suites d'une famine dans un pays africain en dépêchant là-bas des psychothérapeutes ne serait venue à personne, ni celle d'arrêter un conflit armé au moyen de très charismatiques aumoniers militaires envoyés aux armées belligérantes. Aujourd'hui, on serait parfois tenté de croire qu'on y vient.

En effet, on a fait des progrès considérables depuis quelques années: on a inventé la stigmatisation, la culpabilisation, la "Santé Mentale" pour soigner les victimes des problèmes économiques. On dispose, paraît-il aujourd'hui, d'une panoplie considérable de médicaments psychotropes miracles, et de spécialistes de la "Santé Mentale" en nombre croissant (mais encore insuffisant: chômeurs présents et à venir, songez-y, il y a là un créneau à prendre!): ils vont guérir la misère, la famine, la maladie et combien d'autres calamités encore, auxquelles ils n'ont pas encore pensé?

C'est ainsi que, dans un pamphlet récent (avril 2001) portant le titre "Mental Health in Europe. Stop exclusion. Dare to care.", (La Santé Mentale en Europe. Halte à l'exclusion. Osez soigner) le Directeur Régional pour l'Europe de l'O.M.S. (Organisation Mondiale pour la Santé, W.H.O.) affirme que "la discrimination constitue l'obstacle le plus important s'opposant à la dispensation du traitement de la mauvaise santé mentale."
Dans ce même opuscule, on nous dit que les conditions économiques qui règnent dans les pays de l'ancien bloc soviétique sont telles que le nombre des suicides y est en recrudescence et qu'elles entraînent de nombreux "problèmes de santé mentale". Immédiatement ensuite, en quelque sorte dans la foulée, on affirme que ces "problèmes de santé mentale" peuvent être soignés par une psychothérapie et une médication précoces. Voilà qui est d'une logique imparable: au moyen de médicaments et de psychothérapies, rendez les gens indifférents à leurs misères, et tout sera réglé! Comme on dit, depuis le temps que cela dure, si c'était vrai, il est probable que cela se saurait...

Le rapprochement qu'on a fait plus haut des malades mentaux avec les chômeurs est moins gratuit qu'il pourraît sembler à première vue.

Les chômeurs, en effet, à cause de l'actuel manque réel d'emplois, sont dépossédés de leur autonomie, de leur liberté, de leur dignité et peuvent éprouver, à cause et en plus de leurs difficultés matérielles, des difficultés psychologiques plus ou moins importantes. De plus, on leur laisse souvent croire que, s'ils ne trouvent pas de travail, "à eux la faute": ils peuvent s'en "rendre malades".

Les malades mentaux, quant à eux, sont dès le départ handicapés par des troubles et des déficits psychologiques et mentaux: ils ne remplissent pas les critères minimum (entre autres exemples, la fiabilité et l'assiduité) que les employeurs recherchent: leurs "échelles de valeurs" ne correspondent pas aux valeurs usuelles requises pour décrocher un emploi, ils ne le "méritent" pas selon les normes de notre société.
Ils ne trouvent donc pas d'emplois, non plus cette fois du fait de la rareté des emplois, mais parce qu'ils "n'ont pas le profil" requis, ce profil détruit par la maladie et qu'ils sont devenus incapables de réacquérir. Même s'il y avait "de l'emploi", ils n'en obtiendraient pas. Leur situation économique devient donc comparable à celle des chômeurs. N'ayant souvent pas même conscience de leurs handicaps (leur maladie les aveugle sur ce point), ils peuvent croire qu'eux aussi sont stigmatisés, qu'on s'acharne à les rejeter, comme par une espèce de plaisir sadique. Certaines "bonnes âmes" se complaisent à les laisser d'abord dans cette croyance, pour pouvoir se donner ensuite le beau rôle de prétendre les détromper.

Les uns comme les autres se retrouvent privés de ressources matérielles et souffrant de troubles psychologiques ou psychiatriques. Mais les causes ne sont pas les mêmes chez tous et, par conséquent, les remèdes ne devraient pas l'être non plus. Mais cela, on ne veut pas le reconnaître.

Les exclus pour causes économiques comme les malades mentaux, tous ont droit à l'aide matérielle et au soutien moral. Depuis toujours, ce droit porte les noms d'humanité et de solidarité humaine, et rebaptiser ces qualités-là de "Santé Mentale" ne leur confère aucune vertu nouvelle, ne leur insuffle aucun souffle nouveau. Les malades mentaux ont, sans doute plus que les autres, besoin aussi de véritables soins, médicamenteux et psychiatriques, qui vont au-delà du simple soutien moral ou matériel. La "Santé Mentale" ne peut leur venir en aide que si, au lieu de s'y refuser comme elle le fait actuellement, elle devient enfin capable de vraiment les reconnaître, eux et leur spécificité, parmi la foule de tous les exclus.


Première publication: 9 Mai 2001 (J.D.) Dernière modification: 9 Mai 2001

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