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La prédictibilité de la survenue d'un comportement violent chez une personne précise est actuellement impossible. Les facteurs contextuels, événementiels, aléatoires et contingents sont à la fois trop nombreux et trop divers, et leur association, trop variable et singulière, pour leur conférer un poids stable et une fiabilité dans la prédiction de la survenue de l'acte violent.
Dr Anne Tursz, Mai 2005
"Rapport préparatoire à l'élaboration du Plan Violence et Santé - en application de la loi relative à la politique de santé publique du 9 août 2004", p. 49. (France)

PRENDRE DES DÉCISIONS ENGAGEANT LE SORT DES AUTRES
en ne se basant que sur des PROBABILITÉS et des INCERTITUDES

De nombreux délits et des crimes sont commis chaque jour, un peu partout, près de chez nous comme ailleurs. Nous le savons tous, car les médias, la télévision, la radio ou notre presse écrite ne nous en épargnent pas les détails.
Nous ne pouvons donc ignorer que les crimes et les délits sont des choses qui surviennent, et que, nécessairement, ils ne peuvent être commis que par nos semblables.

Les statistiques, même si ce n'est que rétrospectivement, nous permettent de dénombrer ces crimes et délits, de les classer par catégories et dans l'ordre de la gravité que nous leur attribuons. En supposant qu'entre aujourd'hui et demain rien ne change radicalement dans la nature humaine ni dans notre société, nous pouvons aussi, grâce à ces statistiques et aux lois des probabilités, prédire avec une étonnante précision - dans des limites mathématiquement connues, celles de notre marge d'erreur -, à combien de crimes et de délits nous pouvons raisonnablement nous attendre pour l'année prochaine sur l'ensemble d'un pays ou d'un territoire géographique donné.

Cependant, nous sommes totalement incapables de prévoir quel individu en particulier, parmi tous les citoyens, commettra effectivement une infraction, un délit ou un crime. Pourtant, si c'est peut-être lui, ou elle, pourquoi pas vous? Pourquoi pas nous? Pourquoi pas n'importe lequel d'entre nous? Puisque ces choses-là arrivent bien "à d'autres", pourquoi donc pas à nous tous aussi?

Nombreuses sont les personnes qui se récrient si on leur tient ce discours. Indignées, elles nous disent "comment osez-vous nous comparer avec des voyous, des délinquants, voire des criminels? Ces gens-là sont ce que jadis on appelait de la mauvaise graine. Peut-être, nombre d'entre elles avaient déjà eu maille à partir avec la police ou avec la justice; on pouvait, on aurait dû prévoir qu'elles récidiveraient. Nous, par contre, on s'efforce d'être des gens bien, on a reçu une bonne éducation, on ne commettrait jamais sciemment, délibérément une action qui ferait tort à autrui."

Qu'on se rassure! Je ne me permets évidemment pas d'accuser personne de quoi que ce soit. Je voulais seulement rappeler, ou faire prendre conscience à ceux qui, sinon, n'y auraient peut-être jamais pensé, que si l'immense majorité d'entre nous n'ont jamais eu l'intention de commettre un acte que notre société réprouve, si l'idée ne nous en a même jamais effleurés, pourtant nous avons tous en nous la potentialité de poser de tels actes et, par conséquent, aucun de nous ne devrait jamais oublier l'existence de cette capacité latente. Si elle n'existait pas, on pourrait en effet penser qu'aucun de ces actes réprouvés jamais ne se produirait; or, ils se produisent, malheureusement, nous le savons bien.

Tant que nous n'aurions effectivement commis aucun acte répréhensible et, en principe, tant qu'il n'aurait pas été démontré que nous en aurions commis un, aucune autorité (police, justice) dans aucun pays vraiment démocratique ne pourrait intervenir à notre encontre en restreignant nos libertés individuelles. Par exemple, même si quelqu'un menace une autre personne de sévices ou de mort, si cela se passe sans autre témoin que la personne menacée, celle-ci ne pourra compter sur aucune protection ni de la police, ni de la justice, du moins tant que les menaces n'auront pas été proférées devant témoins (de préférence des tiers), voire tant qu'elles n'auraient pas été mises à exécution.

Très généralement quoique souvent tacitement, on est obligé de reconnaître qu'il est impossible de prévoir avec certitude, dans le chef d'une personne en particulier, si elle va, oui ou non, commettre un crime. Il faut d'abord prouver au moins un début de mise à exécution. Autrement dit, avant que n'importe quel crime ne soit commis, il n'y a aucune raison évidente de supposer qu'il survienne, il n'y a aucune raison de le prévoir avec quelque vraisemblance, de le prédire avec certitude ni de désigner un présumé coupable prospectif.

Pourtant, certains sont parfois à tel point persuadés de la justesse des intuitions sur lesquelles ils basent leurs prévisions qu'ils confondent facilement la plausibilité de ces dernières avec leur vérité avant même qu'elle ne soit avérée par les événements. Si on devait les suivre sur ce chemin scabreux, cela reviendrait à transformer à l'avance toute plausibilité en certitude, même si les sceptiques devaient attendre, peut-être indéfiniment, pour pouvoir vérifier cette vérité postulée ou en infirmer l'hypothèse. Si pareille attitude était généralement adoptée, une majorité d'entre nous, sinon tous, nous devrions désormais craindre d'être, pour un oui ou pour un non, exposés à moisir en détention préventive à perpétuité.

Dans toutes les démocraties, dans tous les pays de liberté, ce qui vient d'être dit est reconnu et résumé dans le principe du droit appelé la présomption d'innocence, dont chaque citoyen bénéficie a priori tant que la justice n'en a pas décidé autrement, ou que le "flagrant délit" n'en a pas donné le démenti. A contrario, dans les pays à régime autoritaire et totalitaire, où la présomption d'innocence n'existe effectivement pas, tous les citoyens, implicitement, peuvent être a priori présumés coupables (potentiels) et, si un crime est commis, c'est au premier coupable présumé - celui qu'on a sous la main - qu'on accuse (éventuellement arbitrairement, par simple "commodité", ou par opportunisme politique, ou encore pour "raison d'Etat") qu'il incombe de prouver son innocence, c'est à lui de "mériter" et de "gagner" son innocence et sa liberté. C'est l'illustration de ce que, sans doute, on devrait appeler la présomption automatique de culpabilité.

La présomption d'innocence vaut également, en principe, pour les personnes condamnées qui, par exemple, après avoir "purgé" une peine d'emprisonnement, sont remises en liberté. Mais, pour de nombreux observateurs, cette présomption est maintenant devenue fragile, sujette à caution. C'est Paul Valéry, paraît-il, qui disait "nous pensons pouvoir déduire de la connaissance du passé quelque prescience du futur", et beaucoup d'entre nous croient qu'un ancien criminel présente plus de risques de commettre un nouveau méfait que quelqu'un qui n'aurait jamais été condamné: on le regarde désormais d'un oeil méfiant. Cette méfiance ne pourrait être étayée objectivement que si les observations statistiques montraient, rétrospectivement, que, au sein d'un échantillon assez grand de population (p.ex. plusieurs milliers d'individus ou même plus), les criminels récidivistes seraient significativement plus nombreux que ceux qui n'auraient commis qu'un seul crime (et encore faudrait-il alors que pareilles études statistiques aient été sérieusement menées: échantillonnages de populations pratiqués rigoureusement, connaissance approfondie de chaque criminel et de toutes les circonstances de son crime, etc., etc.: disposons-nous aujourd'hui d'assez d'études de ce type qui ne prêteraient jamais le flanc à la critique, au doute et à la contestation?).

Le langage du statisticien n'est que rarement bien compris du grand public. Quand le statisticien constate que, par exemple, sur mille anciens malades (ou criminels), dix ont eu (ou commis) une récidive (de maladie, de crime) dans les dix ans qui suivent (par exemple), il dit que le risque de "rechute" ou de récidive (à dix ans) est de un pour cent. Le profane croit comprendre, ou plutôt il s'imagine, sans trop y réfléchir, que chaque malade (ou délinquant) "présente un risque de un pour cent de récidive" (c'est du moins le langage courant qu'on lui tient habituellement).

Or, que signifie pareille affirmation quand elle a trait à un individu isolé? Pour lui, ce un pour cent, c'est un pour cent de quoi? Cela veut-il dire 650 grammes de ses 65 kilos (va-t-il les perdre ou les gagner)? Ou un peu moins de deux centimètres de sa taille d'un mètre quatre-vingts (va-t-il s'allonger ou se tasser d'autant)? Ou qu'il ne va faire que "un pour cent de maladie"? Ou, qu'au lieu de voler 1000 euros, il n'en dérobera que 10? Quelle est donc, dans l'esprit de l'homme de la rue, la signification précise de la phrase "cette personne présente un risque de récidive (de sa maladie, de méfait, etc.) de autant de pour-cent"?

Il y a gros à parier que la signification de ce "pourcentage" est en général très floue pour la majorité des gens. Sans doute se disent-ils simplement que 50 pour cent, cela revient à une chance sur deux (mais un parieur vous dira que ce n'est pas du tout la même chose), et "un risque" de 50 pour-cent est évidemment 50 fois plus élevé qu' "une chance" sur cent (mais cent "quoi"?). Quel est donc, en pratique, le sens de pareille abstraction? En fait, énoncée telle quelle, la phrase "vous avez autant de chances pour-cent que ceci ou cela vous arrive" est généralement dépourvue de sens, car où donc et comment est-il défini, en valeur absolue, le nombre total de "chances" disponibles, et du tirage de quelle loterie imaginaire s'agit-il? Les pourcentages dont tout le monde parle ainsi sans y penser, ce n'est qu'une fraction plutôt symbolique dont soit le numérateur, soit le dénominateur et même souvent ni l'un ni l'autre ne sont connus de ceux qui en dissertent.

Que viennent donc faire ici ces considérations philosophico-théoriques, me direz-vous? Quel est donc leur rapport avec les droits des malades mentaux, avec les devoirs de la société et des médecins envers eux? Patience! J'y viens.

Par ce qui précède, j'ai voulu rappeler que, si la connaissance des comportements de groupes humains dans le passé nous permet d'en supputer avec quelque vraisemblance les comportements futurs, jamais cependant elle ne nous permet d'affirmer que, dans l'avenir et selon un calendrier prévisible, les mêmes comportements se répéteront à coup sûr. (Ils risquent seulement de se répéter; la "valeur" estimée de ce risque est connue, mais personne ne sait quand il pourrait se concrétiser).

Autre incertitude plus grande encore: de la connaissance d'un passé et d'un présent global, général et collectif pourrait-on dire, l'avenir - même très prochain - de l'un ou l'autre individu particulier extrait du groupe observé, pourra encore moins se déduire ni se prédire - de la même façon que l'agitation globale, moyenne des molécules au sein d'un gaz ou d'un liquide s'accroît de manière prévisible avec la température, selon une loi bien établie, sans que pourtant on puisse prédire, à aucun moment, le comportement individuel de telle molécule particulière de ce gaz ou de ce liquide.

Les malades mentaux chroniques constituent, eux aussi, un ensemble de personnes pour lesquelles on dispose de statistiques rétrospectives établies au fil des années. Ces statistiques nous disent, avec une relative précision, combien de ces malades on peut s'attendre à trouver au sein de la population générale. Elles nous disent aussi, assez précisément, les proportions d'hommes et de femmes qui seront atteintes. Ces statistiques permettent également de dire que, si on rassemble tous les cas de telle ou telle affection mentale chronique, autant de pour-cent parmi ces cas apparaîtront entre tel et tel âge; autant de pour-cent évolueront plutôt de telle façon que de telle autre, autant de pour-cent risquent de se montrer violents, autant risquent d'avoir des problèmes avec la justice, etc., etc.

Cependant, si les chiffres accumulés et rassemblés au cours des ans sur des populations entières sont bien fiables et peuvent être exprimés en termes de risques de maladies, en risques de tel ou tel pronostic (en pour-cent de population), ils ne nous servent guère dès lors que nous n'observons que des individus isolés (la molécule particulière au sein d'un gaz ou d'un liquide).

C'est ce qui se passe quand le psychiatre se trouve en face d'une personne qu'on lui amène et dont on lui rapporte les discours incohérents, absurdes ou incompréhensibles, les comportements eux aussi bizarres, inadaptés ou inconvenants, éventuellement dangereux, les inquiétantes sautes injustifiées d'humeur. Ce patient est-il réellement malade? (c'est-à-dire: la constellation des signes et symptômes que le psychiatre observe en ce moment chez lui risque-t-elle de correspondre à la nosologie de tel ou tel trouble psychiatrique?)
Le patient n'accepte pas de traitement, mais son état ne risque-t-il pas, si on ne le "soigne" pas, de s'aggraver au point qu'il se mette lui-même en danger ou qu'il menace d'autres personnes?

C'est la même situation, mais cette fois renversée, qui est vécue quand le psychiatre doit décider s'il peut laisser sortir son patient de l'hôpital ou de la clinique psychiatrique: le patient est-il à présent devenu conscient de la nécessité de prendre régulièrement sa médication? Est-on raisonnablement assuré qu'il se conformera aux prescriptions de son psychiatre, même en dehors de sa présence et de celle des soignants hospitaliers? (c'est-à-dire ne risque-t-il pas de ne pas les suivre?) Ne risque-t-il pas d'arrêter sa médication? (c'est-à-dire que, dans ce cas, ne risque-t-il pas une exacerbation de ses troubles?)

Ces situations individuelles peuvent être considérées comme des exemples, isolés et extraits de l'une ou d'autres catégories reprises ou regroupées par les statistiques des affections psychiatriques (de leur épidémiologie).
Les risques statistiquement encourus globalement au sein de ces catégories psychiatriques ne sont pas inventés, ils sont au contraire bien connus et mesurés, ils sont chiffrés: ce sont des nombres entiers et positifs.

On ne peut en aucune manière comparer les risques psychiatriques bien connus aux risques hypothétiques dont certains brandissent la menace imaginaire sur l'environnement et la santé à propos des O.G.M., par exemple.
Ces défenseurs-là de l'environnement et ces naïfs champions de notre santé, imaginant des risques hypothétiques et indéfinis dont la concrétisation dans la réalité est au-dessous de la limite du statistiquement calculable, invoquent le "principe de précaution" pour s'en prémunir et, avec parfois l'assentiment d'une fraction importante d'un public sympathisant mais mal informé, vont même jusqu'à se lancer dans des opérations de destruction et de vandalisme tombant pourtant sous le coup des lois.

Comment justifier qu'on puisse invoquer le "principe de précaution" à propos de risques hypothétiques et non définissables (celui des OGM, p.ex.), tandis qu'on ne s'en préoccupe pas quand il s'agit de peut-être hospitaliser, à la demande de ses proches ou parents, un malade mental chronique en danger, ou quand on accorde décharge de son séjour en hôpital psychiatrique à un patient malade mental manifestement habité de délires dangereux sans se préoccuper de ce qu'il va faire et devenir après sa sortie? Ce sont pourtant des situations notoirement à risques avérés et loin d'être nuls!

Il ne manque pas de "professionnels psy" - en Belgique comme en France - pour répéter sempiternellement que "santé mentale" ne signifie pas seulement psychiatrie. Mais il faut le savoir: ce n'est q'une façon de dire que les "responsables" de la "santé mentale" préfèrent ignorer la psychiatrie. Les malades mentaux chroniques n'intéressent la "santé mentale" que très médiocrement, car ils sont la preuve vivante de la vacuité des prétentions de "prévention" de la "santé mentale" et de ses échecs face aux véritables pathologies psychiatriques. "Oublions-les donc".

Toute personne modérément sensée peut, sans trop d'efforts de réflexion, comprendre qu'il est impossible de prévenir des événements dont ni les causes ni les mécanismes ne nous sont connus. Pour ce qui est des maladies mentales psychotiques chroniques, leur prévention "primaire", c'est-à-dire empêcher leur éclosion, n'est donc pas possible, puisque nous ne connaissons pas encore ces causes.

Mais nos "préventionnistes en santé mentale" imaginent et attribuent aux affections mentales des causes qu'ils croient plausibles et qu'ils appellent des "facteurs de risques". Ces facteurs de risques, ce sont surtout les modes de vie qui leur déplaisent, ceux qui souvent sont regroupés sous l'appellation de "mauvaise hygiène de vie", et qui suscitent, chez une majorité de la société, un jugement moral réprobateur.

Oubliant les facteurs de risques bien reconnus quand ils y sont directement confrontés, nos spécialistes en "santé mentale publique" et autres "experts psy" prétendent s'évertuer à éradiquer le plus possible de ces facteurs de risques-là qui ne sont qu'imaginaires (les facteurs sociaux et de "mode de vie"). Dignes moutons de Panurge et respectueux de l'autorité des idées reçues, ils suivent ainsi les recommandations de l'O.M.S. qui, depuis des années, fait de la prévention par la "promotion de la santé mentale" son arme privilégiée de lutte pour la "santé mentale". Comme l'OMS, en dépit de ses efforts, reconnaît néanmoins la recrudescence des "troubles mentaux", on peut au moins se poser des questions sur le bien-fondé de cette "politique de santé mentale" dont une psychiatrie sérieuse semble n'être que la grande oubliée.

Etre pourvu d'un cerveau constituant, de toute évidence, un fort plausible et nécessaire facteur de risque de développer un trouble mental, ne serait-il pas de bonne politique de prévention (le principe de précaution) d'en préconiser l'ablation?
Certains de nos responsables en auraient-ils déjà personnellement tenté l'expérience prophylactique?


Première publication: 21 Mars 2005 (J.D.) Dernière modification: 26 Janvier 2009

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