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SANTÉ MENTALE

"Il n'y a aucune réalité objective dans les mots vie, mort, santé, maladie. Ce sont des expressions littéraires dont nous nous servons parce qu'elles représentent à notre esprit l'apparence de certains phénomènes."
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale (Paris 1865)

Pour l'O.M.S., la Commission Européenne, pour nos responsables belges fédéraux, des Communautés et des Régions, et pour la World Federation for Mental Health, la "Santé Mentale" est un exemple particulièrement démonstratif d'entéléchie aristotélicienne. (mais ils ne le savent pas...)

Ceux qui emploient ces deux mots accolés ne s'accordent jamais sur leur définition claire. Une certaine confusion sur leur sens s'est donc installée dans les esprits. Cette confusion prend son origine de la peur des mots, de la crainte d'appeler les choses par leur vrai nom, mais, comme on le verra d'autre part, elle trahit aussi la volonté inavouée des promoteurs de la "Santé Mentale" de choisir les solutions de facilité et les expédients commodes aux problèmes socio-économiques générateurs de "mal-être" et de "mal-vivre" social; d'autre part, cette confusion permet de faire accroire aux citoyens en général que les pouvoirs publics donnent la réponse adéquate aux problèmes que les maladies mentales posent à leurs victimes.

Séparément, chacun de ces deux mots ne semble pas poser de problèmes à la plupart d'entre nous: en général, nous comprenons la SANTE comme étant l'absence de maladie(s) et, quand on jouit d'une "bonne santé", on ne s'en rend même pas compte, elle va de soi, on n'y pense pas.

Quant au qualificatif "MENTAL", sa signification est déjà plus difficile à cerner, et chacun lui attribue des sens et des nuances qui peuvent varier assez sensiblement d'une personne à l'autre. Pour rester simple et bref, disons que ce mot renvoie à nos multiples activités cérébrales, parfois intellectuelles, invisibles par elles-mêmes, telles que la "pensée", les "sentiments", les "émotions", la "mémoire", par exemple, dont nous ne percevons, chez les autres, que certaines des manifestations extérieures qui en découlent: la parole, le ton, les comportements, les mimiques, les attitudes, etc., tandis que chez nous-mêmes s'y ajoute la conscience qu'éventuellement notre cerveau nous donne de nos propres émotions.

Certaines personnes veulent voir une distinction entre le mot "mental" et le mot "psychique", ce dernier prenant souvent, à leur yeux, une connotation plus "spiritualiste" qu'ils imaginent plus "noble" ou plus "élevée". En réalité, les deux adjectifs sont équivalents, "mental" dérivant du latin, "psychique" venant du grec, mais ils recouvrent un même concept.

Le sens de "SANTÉ MENTALE" dépend non seulement du contexte dans lequel il est employé, il varie également avec ceux qui énoncent ces deux mots juxtaposés.

Dans son emploi le plus fréquent, "Santé Mentale" désigne habituellement une administration et des organismes publics ou privés, qui organisent, pour notre Etat Fédéral et les Régions (ou avec leur bénédiction), la mise en place, la gestion et le contrôle de la "SANTÉ", des "AFFAIRES SOCIALES", de "l'ENVIRONNEMENT".

La "SANTE", c'est, entre autres, l'administration publique responsable de l'organisation, la surveillance et la gestion des hôpitaux et cliniques. C'est donc, dans l'esprit des gens, un grand organisme étatique mal délimité qui:

- assure la lutte contre la maladie et les handicaps fonctionnels, puisque, pour la majorité d'entre nous, la "bonne santé", c'est habituellement l'absence de maladie: "...tant qu'on a la santé...";

- devrait s'efforcer de prévenir la maladie en édictant les règles d'hygiène et de salubrité publiques (et veillant à leur application) que l'on estime propres à éviter l'apparition des maladies et les atteintes à l'intégrité physique.

Quoique cette institution publique soit chargée de prévenir la maladie et de la combattre une fois qu'elle est présente (on parle bien de l'Institut National d'Assurance Maladie et Invalidité ou INAMI), il semblerait qu'on répugne pourtant à la nommer en employant les mots qui font peur et que, surtout pour préfigurer et évoquer (invoquer?) son rôle bénéfique, on préfère utiliser le mot "santé" qui est de bon augure, plutôt que le mot de "maladie" qui semble déjà attirer sur nous le malheur. Santé mentale sonne bien, maladie mentale au contraire suscite aussitôt le besoin de la conjurer avec véhémence. Cette crainte superstitieuse et inavouable est à l'origine de malentendus difficilement dissipés sur les maladies mentales chroniques. A leur tour, ces malentendus permettent de faire passer pour troubles mentaux (certains disent: "mauvaise santé mentale"!) de nombreuses, banales et oh! combien compréhensibles difficultés individuelles d'adaptation à une société économiquement et administrativement complexe - parfois déshumanisée jusqu'à l'absurde. Ces difficultés, quelles que soient leur nature et leurs causes, deviennent ainsi justiciables de la "Santé Mentale". Réciproquement, par une sorte d'amalgame passé dans les habitudes, même de nombreux professionnels, les véritables maladies mentales chroniques (les psychoses) sont assimilées à ces "difficultés de vivre", elles n'en sont plus distinguables.

D'après un prospectus diffusé par l'O.M.S. en avril 2001 (et téléchargeable, pour l'Europe, sur le site http://www.who.dk/), la "SANTÉ" est définie, dans les statuts de l'O.M.S., comme un "état de complet bien-être physique, mental et social, et pas simplement l'absence de maladie ou d'infirmité."
On peut s'interroger sur la légitimité de l'idée selon laquelle le "bien-être social" résulterait de la santé, ou si c'est l'inverse... Mais, mis à part cet amalgame pervers, on remarquera qu'on se garde bien de définir clairement la "Santé Mentale", laissant à chacun l'illusion que la définition est fournie, et on permet d'imaginer ce qu'elle serait en laissant à chacun la possibilité d'y mettre ce qu'il voudra, ce qui est tellement plus confortable et satisfaisant pour tout le monde...

C'est ainsi que, pour certain quotidien belge (La Libre Belgique, http://www.lalibre.be 07/04/2001), c'est bien la "définition de la santé mentale" selon l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS, WHO) qui deviendrait "un état de parfait bien-être physique et social et qui ... etc." C'est dire avec quelle conscience professionnelle les journalistes auxquels leur rédaction confie pareils sujets s'acquittent de leur tâche d'information, la maîtrise qu'ils croient avoir de leur sujet et le peu d'importance qu'ils lui accordent.
Il est permis - et ce serait sans doute à conseiller - d'effectivement s'interroger sur le bon sens, sans parler des connaissances et qualifications réelles, de ceux qui seraient parvenus à concocter pareille définition fourre-tout, mais aussi sur l'esprit critique de ceux qui les acceptent et les répètent.

Un autre exemple caractéristique de définition et d'affirmation définitive, péremptoire, catégorique, mais tout aussi irréfléchie et dépourvue de sens, peut se retrouver sur le site web Internet d'ONGs européennes disant "oeuvrer dans le domaine de la santé mentale" (http://www.mhe-sme.org/mhe-sme). On peut, entre autres perles, y lire en effet: "Good mental health is a basic human right" (La bonne santé mentale est un droit de l'homme fondamental). Ah? Bon? Comme celui, pour chacun, de ne naître que riche, que beau (belle), qu'intelligent(e) ou génial(e), etc., etc. ?

Les difficultés économiques, sociales, et même tous les aléas, les vicissitudes de la vie quotidienne banale peuvent toujours, plus ou moins directement, se révéler sources de détresses morales et psychologiques; personne ne voudrait prétendre qu'il ne faut ni s'en soucier ni tenter de les alléger. Mais ces détresses morales, qu'elles soient parfois très profondes ou même insoutenables, qu'elles soient même aggravées par la précarité des situations particulières, est-il toutefois légitime et utile de les assimiler à des troubles et maladies mentales ne relevant que de la "Santé Mentale"?

Cette assimilation abusive permet, soit de se persuader en toute bonne foi d'avoir exorcisé les maladies mentales dès lors qu'on leur a appliqué les mêmes mesures "sociales" et "psychothérapeutiques" qu'aux "difficultés psychologiques du mal-vivre";

Soit, et c'est encore pire, on peut même aller jusqu'à se persuader que les maladies mentales ne sont en fait que des "difficultés du mal-vivre" et que les mesures "psychothérapeutiques" (celles qu'on a sous la main, c.à.d., le plus souvent, "tout et n'importe quoi") sont la solution à tout.

Un corollaire de ce dérapage de la logique - économiquement bien commode pour les pouvoirs publics - est qu'il devient inutile de se doter des moyens techniques qui permettraient d'identifier précocement les malades mentaux vrais parmi la foule des "mal-vivants", puisque désormais et par définition, ils n'en sont pas distincts!

Depuis Descartes (XVIIème siècle!) a prévalu, dans les pays occidentaux, le concept philosophique selon lequel le corps matériel d'une part, l'esprit immatériel (l'âme) d'autre part, sont distincts et ont une vie indépendante l'un de l'autre. Bien que la neuroscience - entre autres - apporte aujourd'hui de très nombreux arguments à l'encontre de cette vision, elle continue néanmoins à imprégner notre civilisation occidentale, où toujours ont dominé quelques religions monothéistes et les philosophies qui en sont dérivées.
Ceci explique la distinction qu'à l'origine on a voulu faire aussi de la "Santé" implicitement dite "physique" et de la "Santé mentale" car, selon cette conception, la maladie peut logiquement frapper distinctement le corps (ce sont les maladies "somatiques") ou l'esprit (l'âme) (ce sont les maladies "mentales" ou "psychiques").
Par conséquent, on a voulu également tracer une démarcation entre médecine dite "somatique" (du corps) et médecine de l'esprit ou psychiatrie, même si cette dernière restait uniquement de la compétence des porteurs d'un diplôme de docteur en médecine.

Du point de vue scientifique - c'est-à dire indépendant de toute philosophie, religion et théologie, les données de la neuroscience moderne montrent que la distinction entre maladies mentales et maladies physiques ou somatiques n'a aujourd'hui plus aucun sens, aucune justification réelle, sauf celle des habitudes et d'une certaine tradition. La psychiatrie ne devrait donc être qu'une branche particulière, une spécialisation, mais à part entière, de la médecine. Si les dénominations des diplômes universitaires peuvent en effet laisser penser qu'il en serait ainsi, l'expérience quotidienne démontre pourtant que, dans la réalité et dans les mentalités, on est loin de compte.

Généralement, médecine somatique et psychiatrie s'ignorent réciproquement et complètement, encore aujourd'hui, maintenant ainsi en survie forcée le concept dépassé, moribond, de dualité de l'esprit et du corps. Cette survivance entretient par conséquent aussi l'habitude de "croire" à une nécessaire dualité des moyens et techniques à mettre en oeuvre pour étudier et traiter, indépendamment les uns des autres, les dysfonctionnements du corps, d'une part, et de l'esprit, d'autre part.

La "Santé Mentale" devient ainsi un seul organisme tentaculaire et flou, où les pathologies "psychiatriques" se mêlant aux souffrances purement existentielles et morales finissent par ne plus en être distinguables et, en quelque sorte, s'y dissolvent. Tous les "professionnels" qu'on y rencontrera, quelle que soit la structure (le lieu) où ils exercent, pourront dès lors se persuader qu'ils possèdent les mêmes et universelles compétences et capacités: psychologiques, psychosociales, psychiatriques, psychothérapeutiques, voire médicales. Ils ne manqueront pas de s'en prévaloir et de les revendiquer face à une "clientèle" très hétérogène, même si leurs formations, leurs expériences professionnelles et leurs conditions de travail très diverses ne peuvent leur permettre d'également reconnaître, classer, orienter et, a fortiori, prendre en charge chaque "client" de la manière convenant le mieux à son cas particulier. La confusion des compétences, des rôles, des moyens et des besoins ne peut qu'entraîner, entre secteurs dits "hospitalier" et "extra-hospitalier" ("ambulatoire", "de proximité") des sentiments de rivalité déloyale, des dissensions et des antagonismes. Ces secteurs entrent alors en compétition et se disputent les ressources financières limitées que le pouvoir politique ne leur alloue que chichement. Les politiques entretiennent ainsi entre les deux secteurs (hospitalier et extra-hospitalier) une concurrence qui leur paraît propice à la restriction budgétaire souhaitable (diviser pour régner), mais nuisible à la communication, à la collaboration, et même, ô paradoxe! à une saine gestion, ce qui, évidemment, n'améliore pas les conditions de "prise en charge" des malades psychotiques chroniques.

Du point de vue du médecin, la "santé mentale" ne peut se définir que par exclusion: c'est l'absence de maladie mentale. Pareille définition est malheureusement trop simple pour ceux qu'on devrait appeler les nouveaux mandarins et "experts en socio-psycho-philosophico-psychiatrie post-moderne". Ils la qualifient de "réductrice" parce qu'elle les obligerait à définir au préalable ce que sont les maladies mentales, ce qui semble leur poser problème. Les professionnels du secteur "psycho-social" et de la "Santé Mentale" ne paraissent pas prêts à reconnaître la spécificité des maladies mentales chroniques. Ils préfèrent donc les définitions absconses et ridicules à force de contorsions verbales jargonnantes et de néologismes dépourvus de sens, qui n'ont pour toute utilité que de leur permettre le mélange des genres et tous les amalgames, la confusion entre malaises psychologiques, problèmes "existentiels", difficultés de société, et troubles mentaux véritables. Cette confusion bien commode autorise à son tour la confusion des remèdes à mettre en oeuvre, ce qui conduit à n'en jamais développer aucun qui soit réellement satisfaisant ni applicable à bon escient. Elle n'est qu'une fausse solution de facilité, un miroir aux alouettes, une belle excuse pour pérorer beaucoup, paraître s'agiter tout en agissant bien peu. C'est sans doute pourquoi, malgré la diversité des gouvernements qui se succèdent au fil du temps, son succès ne se dément pas auprès de ceux qui décident des orientations politiques et des budgets ...


Première publication: 22 Février 2001 (J.D.) Dernière modification: 3 Janvier 2005

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