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EDITORIAL Février 2008
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Liberté et obligation de soins



Yann Hodé

Psychiatre, Centre hospitalier de Rouffach (68), président de la section du Haut-Rhin de l'UNAFAM (Association nationale des amis et familles de malades psychiques)


L’internement abusif fait partie des craintes qui apparaissent dès qu’on évoque la psychiatrie. Ces craintes ont leurs justifications : certains régimes totalitaires ont su utiliser l’alibi psychiatrique pour neutraliser les opposants. Certains escrocs ont parfois tenté d’utiliser la psychiatrie pour dépouiller leur victime — des procès en portent témoignage. De nombreux romans, films et séries télévisées viennent amplifier ces exemples en les démultipliant dans la fiction. Des sociologues comme E. Goffman, des philosophes comme M. Foucault ont attiré l’attention sur les dangers d’une psychiatrie déshumanisante ou normalisatrice, expression d’un pouvoir ou d’un dogmatisme scientiste qui broierait l’individu. I. Illitch a dénoncé en son temps l’ordre médical qui voudrait faire de la santé une valeur supérieure à laquelle l’individu devrait se soumettre. Des associations d’usagers — relayées parfois par des sectes qui se sentent menacées par l’ordre rationaliste — se sont même créées pour dénoncer des lois qui portent atteinte à la liberté individuelle.
Malgré cette crainte collective fondée effectivement sur des excès avérés, et la mobilisation d’esprits brillants et influents, dénonçant les faiblesses et les dangers du discours psychiatrique, la possibilité de contraindre quelqu’un à prendre un traitement psychiatrique ou à se faire hospitaliser perdure. Faut-il y voir la victoire temporaire d’une idéologie sociale normative ou scientiste ? Certains le pensent, avec des arguments qui ne sont pas tous dénués de raison. Pour autant, lorsqu’elle est trop radicale, cette critique présente un inconvénient : elle reviendrait en effet à nier l’existence de pathologies mentales susceptibles d’altérer le jugement et le comportement des êtres humains, limitant leur libre-arbitre et nécessitant d’intervenir contre leur volonté pour agir contre ces maladies. Certains artistes, fiers de leur originalité, se vivant comme anormaux — se rappelant peut-être de leur combat contre les pressions normatives de la société ou de leur propre famille — et craignant que le génie puisse être assimilé à la folie se font facilement les porte-parole de ce discours.

Penser que les maladies mentales ne sont qu’une construction sans fondement réel est toutefois difficile à concevoir lorsqu’on est confronté comme soignant ou comme famille à la maladie mentale. Illusion des intéressés — car, après tout, certains soignants comme certaines familles n’ont-ils pas nié parfois ce que d’autres considéraient comme une évidence ? Postuler cependant que les faits scientifiques issus des neurosciences et des cognisciences n’ont pas de consistance, que les nombreux chercheurs en neurosciences des grandes universités de la planète manquent de clairvoyance et poursuivent des chimères est aussi un a priori très discutable…


Conditions éthiques de la contrainte

L’existence de lois permettant de contraindre à des soins fait donc l’objet d’un consensus puisque ces lois perdurent. Un point de vue utilitariste défendrait qu’elles doivent bien avoir un intérêt pour l’humanité puisque celle-ci les maintient — argument qui ne convaincra pas ceux qui dénoncent ses errements collectifs qui ont conduit à des massacres et à une déshumanisation de l’homme...

Si ces lois ont donc une justification éthique, non pas a posteriori du fait de leur existence, mais a priori, quelle est-elle ?
Contraindre aux soins suppose plusieurs conditions simultanément présentes :
- l’existence d’une maladie, c'est-à-dire un déterminisme réduisant les possibilités d’adaptation ;
- l’existence de troubles graves liés à cette maladie et nécessitant d’intervenir ;
- la possibilité raisonnable de traiter cette maladie ou ces troubles avec succès (s’il n’y a pas de traitement possible, sa justification devient absurde) ;
- l’existence d’un trouble du jugement chez la personne malade ne lui permettant pas d’exercer son libre choix quant au traitement (s’il y a libre choix, la psychiatrie n’a pas à imposer de traitement au nom d’une norme « sanitaire » : c’est au contraire une discipline médicale reposant sur une déontologie qui donne la priorité à l’individu. Si la société conteste ce libre choix au nom de l’intérêt collectif, c’est une décision politique et non médicale).

Les médecins qui adhèrent à des théories très restrictives concernant les pathologies psychiatriques — allant parfois jusqu’à nier un déterminisme pathologique derrière des comportements que beaucoup jugent nettement anormaux pour en faire une sorte d’  « être au monde » — sont cohérents avec eux-mêmes lorsqu’ils concluent à la responsabilité pénale de sujets que d’autres voient comme des malades. De même, les médecins qui adhèrent à un pessimisme thérapeutique pour de nombreuses maladies mentales ne sont pas moins cohérents en ne recommandant pas une obligation de soins. Ceux qui évaluent les troubles du comportement d’une personne comme ayant des conséquences mineures ne seront pas non plus favorables à une obligation de soins. Enfin, les médecins qui adhérent à des théories pour lesquelles un trouble mental donné touche certaines fonctions cérébrales mais préserve le libre choix de l’individu se prononceront pour le respect de ce choix, même lorsque la personne est porteuse de ce trouble mental.


L'éthique, vision égocentrée ou partagée ?

En général, les choix obéissent aux conditions éthiques du point de vue du médecin qui fait le choix. C’est là qu’est le problème. Son choix est éthique de son point de vue, mais ce jugement éthique est-il partageable ? En tant qu’expert, son point de vue résulte de son expertise, c'est-à-dire de sa connaissance des pathologies mentales et d’un effort authentique pour avoir un raisonnement juste en s’appuyant sur ses connaissances pour rechercher les faits.

La connaissance médicale du médecin doit éthiquement toujours être réactualisée et conforme aux données de la science. Il est vrai que la psychiatrie est resté, dans certains pays, partagée entre des écoles de pensées défendant des théories en complète opposition — les théories scientifiques sont changeantes et la vérité d’un jour peut devenir hérésie le lendemain... La critique la plus radicale contre la science comme référence de la pratique médicale est venue de certains tenants de l’école Lacanienne de psychanalyse qui sont restés fascinés par une approche qui tentait de déconstruire tout discours en se focalisant sur sa forme et en lui attribuant un sens plus fort que le sens communément retrouvé. Cette approche, empruntant aux travaux du structuralisme et du formalisme mathématique (Lacan avait traduit en Français le logicien G. Frege et se référait au théorème d’incomplétude de Gödel pour montrer les limites du pouvoir démonstratif des mathématiques), a bénéficié d’un succès d’estime dérivant des larges influences de ces deux courants de pensée. Lacan argumentait ainsi les limites de la science : « Ai-je besoin de dire que dans la science, à l’opposé de la magie et de la religion, le savoir se communique ? Mais il faut insister que ce n’est pas seulement parce que c’est l’usage, mais parce que la forme logique donnée à ce savoir inclut le mode de la communication comme suturant le sujet qu’il implique » [1].
La science étant communication et notamment langage, elle butera forcément pour Lacan sur le théorème d’incomplétude de Gödel « …Nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle et qu’elle n’a d’autres moyens de le faire ». Le théorème de Gödel est une curiosité mathématique qui a eu des conséquences plus philosophiques que mathématiques, la limitation du pouvoir de preuve des systèmes formels qu’il démontre touchant des situations tout à fait particulières. Son utilisation comme argument de limite de la science est loin d’être convaincante.
Indépendamment de cet argument, la position de Lacan qui questionne à l’excès le discours est aussi une position discursive et donc auto-référente. Elle suscite la curiosité et un questionnement, mais n’est pas plus convaincante. En effet, le consensus sur lequel repose la société et la médecine repose malgré tout sur le fait que la médecine moderne procède de la science et que ses progrès entraîneront ceux de la médecine. Même si la place de la psychiatrie dans la médecine reste particulière, sa place comme discipline médicale à part entière s’est nettement renforcée ces dernières décennies, les discours critiques face à ce rapprochement manquant sérieusement d’arguments convaincants. Certains faits génétiques, pharmacologiques, d’imagerie cérébrale ont une réalité qui doit être prise en compte honnêtement par toutes les écoles de pensée en psychiatrie et la production scientifique, dès lors qu’elle s’intéresse au cerveau, ne doit pas être considérée a priori comme scientiste. Il n’est plus possible aujourd’hui de nier certains déterminismes psychobiologiques de nos comportements, de nos émotions et de nos pensées : à partir du moment où ils existent, il est nécessaire de les prendre en compte dans notre raisonnement sur les troubles mentaux.

La pratique du médecin doit résulter d’un effort authentique pour avoir un raisonnement juste en se guidant de ses connaissances pour rechercher les faits. Les associations de familles de patients rapportent des témoignages nombreux sur leurs difficultés à être entendues par le psychiatre qui suit leur proche. Il y a quelques années, lors d’une assemblée générale de l’UNAFAM (Union nationale des amis et familles de malades psychiques), une des sections départementales de cette association était fière d’avoir obtenu d’un hôpital proche de notre région que chaque famille, à défaut d’être reçu par le psychiatre suivant leur proche, puisse au moins être reçue par un psychiatre du service. Comme médecin, je me suis senti honteux de cet accord. Au nom de quoi une famille ne pourrait pas être entendue par le psychiatre qui suit son proche malade ? Écouter n’est pas une violation du secret médical ! Les juges d’instruction ont comme règle d’instruire à charge et à décharge, pour mieux cerner les faits. Les psychiatres, qui prennent des décisions graves pour la vie de leurs patients, devraient-ils refuser un apport d’information extérieure ?
Ne pas chercher à recueillir toutes les informations utiles à l’établissement d’un diagnostic est une violation déontologique de l’obligation de moyens. L’expérience clinique en psychiatrie montre qu’il n’est pas toujours suffisant, pour évaluer la gravité des troubles, de se limiter à ce qu’on voit ou entend dans l’entretien singulier avec le malade, surtout lorsqu’il s’agit de troubles psychotiques. Certaines échelles d’évaluation cliniques précisent d’ailleurs que la quantification de certains symptômes nécessite de se renseigner auprès de l’entourage.

Nous avons vu que l’obligation de soins pose des questions éthiques portant sur les connaissances psychiatriques et sur la pratique clinique. Mais l’éthique est aussi le maintien d’une attention à l’autre et à sa souffrance. Est conforme à l’éthique ce qui résulte d’un choix raisonné, tenant compte des particularités de la situation, de l’état des connaissances scientifiques et des principes généraux de la morale et de la justice au sens où l’entend la philosophe Simone Weil : pour elle, la justice consiste « à veiller à ce qu'il ne soit fait aucun mal à des hommes. Il est fait du mal à un être humain, quand il crie intérieurement « Pourquoi est-ce qu’on me fait du mal ? » Il se trompe souvent dès qu’il essaie de se rendre compte du mal qu’il subit, qui lui inflige, pourquoi on le lui inflige. Mais ce cri est infaillible » [2].
Les médecins écoutent souvent les malades à condition que ceux-ci les sollicitent. Mais comment écouter ceux que la maladie empêche de venir solliciter des soins ? Il faut pourtant être sourd aujourd’hui pour ne pas entendre le cri des familles : « Pourquoi est-ce qu’on me fait du mal ? Pourquoi est-ce qu’on laisse souffrir mon proche malade sans rien faire ? » De nombreux hôpitaux viennent fièrement dire que les accréditations (procédures administratives de contrôle d’indicateurs de conformité de pratiques hospitalières) leurs ont donné un satisfecit sur leur relation avec les usagers et leurs familles ; presque tous les médecins disent qu’ils n’ont aucun problème avec les familles. Or, il suffit de se donner la peine d’écouter les témoignages des associations de familles pour se rendre compte qu’aujourd’hui, en France, dans les services de psychiatrie, leur écoute est encore loin d’être une pratique courante. Les professionnels de la santé pourront toujours trouver des explications, se justifier de bien faire leur travail — ce qu’ils font souvent du mieux qu’ils le peuvent, en accord avec leurs propres théories et leur vision égocentrée —, ces explications butent sur un fait majeur : quand un être humain crie intérieurement, et c’est le cas de nombreuses familles, ce cri devrait nous interroger. Or, la réponse la plus couramment exprimée soutient que si les familles formulent en effet des demandes, celles-ci, même si elles peuvent être entendues, ne peuvent souvent être satisfaites car elles ne sont pas raisonnables ou éthiquement acceptables.
Les familles sont des lieux de conflits aux enjeux importants. Elles sont parfois — trop souvent — perçues par les soignants comme étouffantes, normatives et/ou coercitives. Leurs demandes d’intervention considérées comme des abus ou une abdication devant leur responsabilité naturelle. L’expérience des soignants au sein de leur propre famille les aurait-elle amenés à ces conclusions ? Le fait que le malade aille mieux à l’hôpital et  rechute lorsqu’il est avec sa famille conduit-il certains soignants à la penser iatrogène ? Ce raisonnement, qui pourrait être tenu à l’égard de toutes les maladies somatiques, en montre bien la faible valeur démonstrative. Certaines familles ont des comportements inadaptés et nous en connaissons tous, mais sachons nous méfier de raisonnements égocentrés ou de généralisations abusives. Les familles ne sont pas que des lieux de conflits. Elles constituent souvent le premier cercle de solidarité. Et si elles expriment parfois maladroitement leurs demandes, ce serait une grave erreur de penser que leur motivation de base serait systématiquement fondée sur l’idée de modeler, grâce à la psychiatrie, l’un de leurs membres récalcitrant, de se débarrasser d’un malade gênant ou de le punir en l’hospitalisant. La motivation la plus fréquente des familles est bien au contraire d’aider leur proche malade, et l’on oublie qu’elles sont souvent plus sensibles à sa souffrance que les soignants et, bien entendu, plus directement concernées. Cette évidence est d'ailleurs souvent très bien perçue par les médecins généralistes qui connaissent les familles et les voient évoluer. Des progrès restent donc à faire dans les services psychiatriques.


Une représentation inadéquate des maladies mentales

Lorsque la souffrance des familles est perçue, beaucoup de soignants restent cependant incapables de répondre à leur demande, parce qu’ils pensent parfois qu’ils ne peuvent éthiquement intervenir. Cette croyance est souvent liée à une représentation inadéquate de la maladie mentale. Nous allons voir trois aspects de cette mauvaise représentation :

Le défaut de lien perçu par certains médecins entre un trouble du comportement et une maladie mentale

Il n’est pas rare d’entendre des psychiatres clamer leur refus de psychiatriser tout trouble du comportement. Ils ont bien raison. Tous les être humains ont probablement de temps en temps des troubles du comportement dans des circonstances très particulières. Plusieurs raisons peuvent expliquer ces troubles :
- les mécanismes d’adaptation physiologiques ou cognitifs peuvent être exceptionnellement dépassés ou dysfonctionnels (il arrive à tout le monde de chuter, ce qui résulte d’un dysfonctionnement de la marche) ;
- le comportement jugé « anormal » en général est, exceptionnellement, faiblement inadapté, voire adapté dans la situation donnée ;
- le manque de retour aversif (faible gravité des conséquences ou défaut d’un environnement social réactif adapté) par rapport au comportement inadapté, empêche un apprentissage opérant adapté ;
- l’affirmation d’une opposition choisie par rapport à une norme sociale.

Cependant, un trouble du comportement qui se répète, et qui entraîne des conséquences graves, peut-il être interprété avec certitude comme résultant du libre-arbitre de la personne, comme une défaillance éducative ou comme un simple accident ? Cette personne est-elle libre d’avoir ou non ce comportement ? Les concours de circonstances qui ont conduit à ce comportement sont-ils d’occurrence exceptionnelle ? L’environnement éducatif de cette personne est-il la cause de ces troubles ?
La question mérite d’être posée et la psychiatrie n’est pas une discipline figée. Ce n’est pas parce qu’un trouble du comportement n’est pas formellement défini comme une pathologie à un moment de l’histoire de la psychiatrie qu’il ne correspond pas à une pathologie. Si la psychiatrisation à l’excès est certainement une erreur et un danger, le refus de voir comme pathologique ce qui n’est pas expressément reconnu comme pathologique par la doctrine officielle relève aussi d’une rigidité cognitive qui n’est pas une qualité éthique. D’ailleurs, certains troubles atypiques du comportement se révèlent parfois, quelques années après, comme des troubles schizophréniques qu’on a tardé à traiter. La schizophrénie est un trouble qui se présente souvent par épisodes. Entre les épisodes, le malade a des signes résiduels peu spécifiques et dans de nombreux cas, il n’a pas mémorisé la présence de ses symptômes psychotiques durant les épisodes de crises. Sans éléments d’anamnèse, le psychiatre a beaucoup de difficultés à poser un diagnostic. Par ailleurs de nombreux malades souffrant de schizophrénie ont des conduites addictives (alcool, drogues). On estime en effet que près de 50% d’entre eux ont souffert à un moment donné d’un trouble schizophrénique associé à un trouble addictif. Certains malades souffrant de schizophrénie ou de troubles bipolaires ont aussi des comportements antisociaux. Dans ces deux situations, le diagnostic de schizophrénie est très difficile et peut être masqué par ces troubles associés. Il demande une enquête anamnestique nécessitant un recueil d’informations auprès de l’entourage (ce qui n’est pas toujours facile, notamment chez les sans domiciles fixes) et une évaluation cognitive assez fine.

Le défaut de connaissance de certains médecins sur ce qu’est le manque d’insight des malades

Le défaut d’insight dans la schizophrénie est une caractéristique connue depuis très longtemps. Autrefois, on enseignait que les troubles psychotiques correspondent à des troubles que la personne concernée ne perçoit pas comme pathologiques — alors que les troubles névrotiques, eux, sont perçus par la personne comme pathologique. Propos caricatural à visée pédagogique, il reflétait quand même cette association fréquente des troubles psychotiques avec l’anosognosie (trouble neurologique de la conscience d’être malade).
Cette simplification excessive a parfois des conséquences néfastes. J’ai ainsi rencontré des malades très perplexes venus me demander un avis car ils avaient perçu un ensemble de symptômes caractérisant la schizophrénie — ce que l’entretien avec eux confirmait. Pourtant, lorsqu’ils en avaient parlé à leur médecin, celui-ci leur avait dit que ce diagnostic n’était pas bon puisqu’ils se rendaient compte de leurs troubles… Ces malades souffraient, réclamaient un traitement et ne l’obtenaient pas en raison d’un a priori théorique discutable. Certains psychiatres ont même été jusqu’à évoquer pour ces malades le diagnostic d’hystérie prenant le masque de la schizophrénie. Cette hypothèse est peut-être parfois juste pour qui croit en la pertinence de l’hystérie comme entité psychologique, mais même dans ce cas, elle est fortement questionnable dans la majorité des situations cliniques rencontrées. En effet, si elle était vraie, on devrait voir exploser les diagnostics de schizophrénie, ce qui n’est manifestement toujours pas le cas, la prévalence sur la vie restant de 1% de la population générale. Les études plus récentes montrent qu’en fait 40% des malades souffrant de schizophrénie ont une bonne perception de leurs troubles.
Le défaut de perception de la maladie a aussi longtemps été interprété comme un mécanisme défensif à type de déni ou d’évitement. Il n’est cependant pas retrouvé une différence dans le pourcentage de troubles dépressifs ou de suicide chez les malades ayant un bon insight par rapport à ceux qui en ont un mauvais. Cela suggère que l’absence d’insight ne protège pas du suicide ou de la dépression. Des études de plus en plus nombreuses montrent que le défaut d’insight serait lié à un déficit cognitif spécifique [3].
Ainsi, une majorité d’études montre que les performances à un test sollicitant les fonctions frontales sont corrélées à l’insight. Le malade ne se défend pas en refusant de voir, il est aveugle aux signes de sa maladie ! L’anosognosie a été décrite pour des troubles neurologiques pour lesquels la base organique est indiscutable. Lorsque certaines régions cérébrales sont atteintes, la conscience de certains aspects de soi est également atteinte. Il est montré, pour les troubles neurologiques comme pour la schizophrénie, que cette anosognosie peut-être partielle : le malade peut ne percevoir que certains symptômes et pas d’autres (il peut ne pas percevoir son délire ou ses hallucinations comme pathologiques, il peut ne pas percevoir son défaut d’initiative ou ses problèmes d'attention ou de mémorisation). Il peut percevoir qu’il a eu des troubles, mais penser qu’il n’en a plus, il peut ne pas percevoir les effets bénéfiques du traitement alors qu’ils sont constatés par l’entourage.
L’évaluation du manque d’insight n'est pas cliniquement facile. Il est montré que ce manque n’est pas lié aux capacités intellectuelles globales du malade, ni à un manque d’information, et n’est pas fortement lié non plus à des caractéristiques symptomatiques. Aussi, le fait de constater que le patient est calme en entretien, que son discours est cohérent et qu’il est capable de reconnaître chez d’autres des signes de schizophrénie ne sont pas des arguments permettant d’éliminer l’existence d’un défaut d’insight. Il est nécessaire de pousser plus loin l’investigation clinique pour vérifier les faits qui se sont produits, voir comment le malade les a interprétés et évaluer les conséquences de son comportement, voir enfin comment le malade les évalue.

Le défaitisme de certains médecins concernant les possibilités thérapeutiques

Une pathologie comme la schizophrénie est souvent perçue comme ayant un mauvais pronostic alors que de nombreuses études montrent que les traitements médicamenteux ont nettement amélioré l'état des malades et leur évolution. De plus, durant ces dernières décennies, des progrès considérables ont été réalisés dans les techniques non-médicamenteuses utilisable dans ce type de troubles. Ainsi, les délires et les hallucinations résistants au traitement médicamenteux peuvent être traités avec succès avec ce que l'on appelle les thérapies cognitivo-comportementales.
Les déficits d'attention, de mémoire et d'autres troubles cognitifs peuvent aussi être partiellement corrigés avec des techniques de remédiation cognitives. Ces techniques exploitent les propriétés de plasticité cérébrale — longtemps sous-estimée — qui permettent de nouveaux apprentissages. De nombreux travaux scientifiques ont montré comment solliciter efficacement cette plasticité. Mieux connues et plus pratiquée, ces techniques modifieraient l'opinion pessimiste de nombreux soignants.


Les conséquences de l'absence d'obligation de soins

Le fait de ne pas percevoir certains troubles du comportement comme liés à une pathologie, ne pas percevoir les troubles du jugement du malade concernant sa maladie entraînent une absence d’intervention psychiatrique déterminée. De même, le défaitisme sur les possibilités thérapeutiques diminue la détermination à agir, surtout si le malade n'est pas demandeur. En conséquence, le malade ne bénéficie pas de soins nécessaires et son manque d’insight le conduit de surcroît à refuser tout soin. L’absence de soins imposés a par conséquent des conséquences graves et sous-estimées.

Quelques chiffres suffisent à nous interroger :

- 10 % des personnes incarcérées souffrent de schizophrénie. N’aurait-on pu intervenir plus tôt, avant que ne soient commis des actes ayant eu des conséquences pénales ? La prison est-elle bénéfique au patient ?
- 30 à 60 % des personnes sans domicile fixe seraient dans cette situation parce qu’elles souffrent de schizophrénie. Vivre à la rue est une situation que certains ont assimilée à une situation de torture : privation de nourriture, de sommeil, douleurs chroniques, agressions physiques répétées d’origine climatique ou humaine, isolement. Ne pas intervenir pour soigner ces personnes, sous prétexte qu’elles n’en font pas la demande, est un raisonnement difficile à suivre.
- 10 % des personnes souffrant de schizophrénie se suicideront, ce qui correspond à plus d’un quart des morts par suicide par an en France. L’absence de traitement et de prise en charge semble faciliter ces suicides. Le non recours à l’obligation de soin dans des situations où le risque suicidaire est connu et important est-il vraiment le bon choix éthique ?

Certains travaux suggèrent que l'absence de traitement favorise une aggravation du pronostic de la maladie. Selon cette hypothèse, la libération excessive de dopamine durant les crises psychotiques aurait un effet toxique sur les neurones, entraînant une détérioration de certaines régions cérébrales. Si cette hypothèse est juste, le défaut d'intervention thérapeutique signifie donc une perte de chances pour le malade.
L’absence de soins imposés a aussi des conséquences indirectes pour tous les malades en contribuant à stigmatiser les malades mentaux. En effet, les troubles graves du comportement sont observables par toute la population qui va très vite étiqueter le malade comme « fou » et le rejeter. La presse ne fait d’ailleurs qu’amplifier cette attitude : lorsqu’elle parle de schizophrénie, c’est dans 75% des cas pour rapporter des comportements violents ou criminels.
Pourtant, les études montrent que 4% à 8% seulement des malades sont réellement dangereux — dangerosité qui existe surtout s’ils ne sont pas traités.
L’abstention thérapeutique contribue donc à favoriser l’assimilation de tous les malades à des dangers pour la société et à renforcer leur exclusion — sans compter que l’absence de traitement favorise l’émergence de troubles du comportement qui, en montrant un malade dégradé, portent fortement atteinte à sa dignité.


La question de l’obligation de soin est donc fort complexe. Elle s’oppose certes à la liberté individuelle, mais est éthiquement justifiée dans certains cas. Si elle doit par conséquent être fortement contrôlée pour en éviter les excès, la situation en France suggère cependant un défaut plutôt qu’un excès d’obligation, défaut dont les causes — notamment les représentations de la maladie mentale qui n’ont pas intégré l’avancée des connaissances scientifiques, ou encore les pratiques de l’enquête clinique trop restrictives dans la recherche de l’information — ont des répercussions individuelles et sociétales tout à fait préjudiciables pour les malades.
La perception égocentrée de nombreux soignants — avoir une attitude parfaitement éthique en refusant d’aliéner la liberté individuelle de personnes par une obligation de soins — gagnerait à s’enrichir d’une éthique plus partagée. D'une part, avec la communauté scientifique, en étant plus attentif à l'évolution des connaissances — notamment concernant la notion d'insight et concernant l'importance des chiffres illustrant les conséquences du manque de volontarisme et d'attitude proactive dans les interventions psychiatriques. D'autre part, avec l'entourage des malades (famille, voisinage, médecin de famille...) dont l’opinion doit pouvoir bénéficier également d’une écoute authentique sans pour autant que l'on adhère nécessairement à leur point de vue, mais sans non plus l'invalider a priori.

Il paraît souhaitable que cette évolution se fasse sur l'initiative des soignants eux-mêmes. Elle éviterait deux écueils, à terme préjudiciables à la qualité des soins :
- une judiciarisation, marque d'un défaut de perception partagée nécessitant de recourir à un arbitre externe ;
- une réglementation administrative, résultat d'un rapport de force dont on observe déjà aujourd'hui l'inflation et les effets pervers. Les hôpitaux multiplient les procédures qui rigidifient les pratiques, mettent les professionnels dans des situations de double-lien (au sens de la théorie systémique de la communication), sans que les gains pour l'usager ou pour la santé publique soient convaincants.

La résolution de divergences éthiques grâce à l'empathie et l'intelligence est un espoir que nourrissent visiblement les associations de familles de malades. Encore faudrait-il que cet espoir soit aussi présent chez les autres partenaires de ce débat… On peut toutefois raisonnablement s'attendre à ce que l'écoute, l'empathie et l'intelligence soient des qualités sur lesquelles repose les critères de sélection des soignants. Tous les espoirs sont donc permis.


Références :

[1] Lacan J., La Science et la Vérité, Ecrits, Editions du Seuil, 1966.
[2] Weil S., Écrit de Londres et dernières lettres, Paris, Éditions Gallimard, 1957.
[3] Amador X., Comment faire accepter son traitement à un malade, Paris, Éditions Retz, 2007.




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