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puis février 2008. |
Liberté
et obligation de
soins
Yann
Hodé Psychiatre, Centre
hospitalier de Rouffach (68), président de la
section du Haut-Rhin de l'UNAFAM (Association
nationale des amis et familles de malades
psychiques)
L’internement
abusif fait partie des craintes qui apparaissent
dès qu’on évoque la psychiatrie. Ces craintes
ont leurs justifications : certains régimes
totalitaires ont su utiliser l’alibi
psychiatrique pour neutraliser les opposants.
Certains escrocs ont parfois tenté d’utiliser la
psychiatrie pour dépouiller leur victime — des
procès en portent témoignage. De nombreux
romans, films et séries télévisées viennent
amplifier ces exemples en les démultipliant dans
la fiction. Des sociologues comme E. Goffman,
des philosophes comme M. Foucault ont attiré
l’attention sur les dangers d’une psychiatrie
déshumanisante ou normalisatrice, expression
d’un pouvoir ou d’un dogmatisme scientiste qui
broierait l’individu. I. Illitch a dénoncé en
son temps l’ordre médical qui voudrait faire de
la santé une valeur supérieure à laquelle
l’individu devrait se soumettre. Des
associations d’usagers — relayées parfois par
des sectes qui se sentent menacées par l’ordre
rationaliste — se sont même créées pour dénoncer
des lois qui portent atteinte à la liberté
individuelle. Malgré cette crainte collective
fondée effectivement sur des excès avérés, et la
mobilisation d’esprits brillants et influents,
dénonçant les faiblesses et les dangers du
discours psychiatrique, la possibilité de
contraindre quelqu’un à prendre un traitement
psychiatrique ou à se faire hospitaliser
perdure. Faut-il y voir la victoire temporaire
d’une idéologie sociale normative ou
scientiste ? Certains le pensent, avec des
arguments qui ne sont pas tous dénués de raison.
Pour autant, lorsqu’elle est trop radicale,
cette critique présente un inconvénient :
elle reviendrait en effet à nier l’existence de
pathologies mentales susceptibles d’altérer le
jugement et le comportement des êtres humains,
limitant leur libre-arbitre et nécessitant
d’intervenir contre leur volonté pour agir
contre ces maladies. Certains artistes, fiers de
leur originalité, se vivant comme anormaux — se
rappelant peut-être de leur combat contre les
pressions normatives de la société ou de leur
propre famille — et craignant que le génie
puisse être assimilé à la folie se font
facilement les porte-parole de ce discours.
Penser que les maladies mentales ne sont
qu’une construction sans fondement réel est
toutefois difficile à concevoir lorsqu’on est
confronté comme soignant ou comme famille à la
maladie mentale. Illusion des intéressés —
car, après tout, certains soignants comme
certaines familles n’ont-ils pas nié parfois ce
que d’autres considéraient comme une
évidence ? Postuler cependant que les faits
scientifiques issus des neurosciences et des
cognisciences n’ont pas de consistance, que les
nombreux chercheurs en neurosciences des grandes
universités de la planète manquent de
clairvoyance et poursuivent des chimères est
aussi un a
priori très discutable…
Conditions éthiques de
la contrainte
L’existence de lois
permettant de contraindre à des soins fait donc
l’objet d’un consensus puisque ces lois
perdurent. Un point de vue utilitariste
défendrait qu’elles doivent bien avoir un
intérêt pour l’humanité puisque celle-ci les
maintient — argument qui ne convaincra pas ceux
qui dénoncent ses errements collectifs qui ont
conduit à des massacres et à une déshumanisation
de l’homme...
Si ces lois ont donc une
justification éthique, non pas a posteriori
du fait de leur existence, mais a priori,
quelle est-elle ? Contraindre aux soins
suppose plusieurs conditions simultanément
présentes : - l’existence d’une maladie,
c'est-à-dire un déterminisme réduisant les
possibilités d’adaptation ; -
l’existence de troubles graves liés à cette
maladie et nécessitant d’intervenir ; -
la possibilité raisonnable de traiter cette
maladie ou ces troubles avec succès (s’il n’y a
pas de traitement possible, sa justification
devient absurde) ; - l’existence d’un
trouble du jugement chez la personne malade ne
lui permettant pas d’exercer son libre choix
quant au traitement (s’il y a libre choix, la
psychiatrie n’a pas à imposer de traitement au
nom d’une norme « sanitaire » :
c’est au contraire une discipline médicale
reposant sur une déontologie qui donne la
priorité à l’individu. Si la société conteste ce
libre choix au nom de l’intérêt collectif, c’est
une décision politique et non
médicale).
Les médecins qui adhèrent à
des théories très restrictives concernant les
pathologies psychiatriques — allant parfois
jusqu’à nier un déterminisme pathologique
derrière des comportements que beaucoup jugent
nettement anormaux pour en faire une sorte
d’ « être au monde » — sont
cohérents avec eux-mêmes lorsqu’ils concluent à
la responsabilité pénale de sujets que d’autres
voient comme des malades. De même, les médecins
qui adhèrent à un pessimisme thérapeutique pour
de nombreuses maladies mentales ne sont pas
moins cohérents en ne recommandant pas une
obligation de soins. Ceux qui évaluent les
troubles du comportement d’une personne comme
ayant des conséquences mineures ne seront pas
non plus favorables à une obligation de soins.
Enfin, les médecins qui adhérent à des théories
pour lesquelles un trouble mental donné touche
certaines fonctions cérébrales mais préserve le
libre choix de l’individu se prononceront pour
le respect de ce choix, même lorsque la personne
est porteuse de ce trouble mental.
L'éthique, vision
égocentrée ou partagée ?
En
général, les choix obéissent aux conditions
éthiques du point de vue du médecin qui fait le
choix. C’est là qu’est le problème. Son choix
est éthique de son point de vue, mais ce
jugement éthique est-il partageable ? En
tant qu’expert, son point de vue résulte de son
expertise, c'est-à-dire de sa connaissance des
pathologies mentales et d’un effort authentique
pour avoir un raisonnement juste en s’appuyant
sur ses connaissances pour rechercher les faits.
La connaissance médicale du médecin doit
éthiquement toujours être réactualisée et
conforme aux données de la science. Il est vrai
que la psychiatrie est resté, dans certains
pays, partagée entre des écoles de pensées
défendant des théories en complète opposition —
les théories scientifiques sont changeantes et
la vérité d’un jour peut devenir hérésie le
lendemain... La critique la plus radicale contre
la science comme référence de la pratique
médicale est venue de certains tenants de
l’école Lacanienne de psychanalyse qui sont
restés fascinés par une approche qui tentait de
déconstruire tout discours en se focalisant sur
sa forme et en lui attribuant un sens plus fort
que le sens communément retrouvé. Cette
approche, empruntant aux travaux du
structuralisme et du formalisme mathématique
(Lacan avait traduit en Français le logicien G.
Frege et se référait au théorème d’incomplétude
de Gödel pour montrer les limites du pouvoir
démonstratif des mathématiques), a bénéficié
d’un succès d’estime dérivant des larges
influences de ces deux courants de pensée. Lacan
argumentait ainsi les limites de la
science : « Ai-je besoin de dire que
dans la science, à l’opposé de la magie et de la
religion, le savoir se communique ? Mais il
faut insister que ce n’est pas seulement parce
que c’est l’usage, mais parce que la forme
logique donnée à ce savoir inclut le mode de la
communication comme suturant le sujet qu’il
implique » [1]. La science étant
communication et notamment langage, elle butera
forcément pour Lacan sur le théorème
d’incomplétude de Gödel « …Nul langage ne
saurait dire le vrai sur le vrai puisque la
vérité se fonde de ce qu’elle parle et qu’elle
n’a d’autres moyens de le faire ». Le
théorème de Gödel est une curiosité mathématique
qui a eu des conséquences plus philosophiques
que mathématiques, la limitation du pouvoir de
preuve des systèmes formels qu’il démontre
touchant des situations tout à fait
particulières. Son utilisation comme argument de
limite de la science est loin d’être
convaincante. Indépendamment de cet argument,
la position de Lacan qui questionne à l’excès le
discours est aussi une position discursive et
donc auto-référente. Elle suscite la curiosité
et un questionnement, mais n’est pas plus
convaincante. En effet, le consensus sur lequel
repose la société et la médecine repose malgré
tout sur le fait que la médecine moderne procède
de la science et que ses progrès entraîneront
ceux de la médecine. Même si la place de la
psychiatrie dans la médecine reste particulière,
sa place comme discipline médicale à part
entière s’est nettement renforcée ces dernières
décennies, les discours critiques face à ce
rapprochement manquant sérieusement d’arguments
convaincants. Certains faits génétiques,
pharmacologiques, d’imagerie cérébrale ont une
réalité qui doit être prise en compte
honnêtement par toutes les écoles de pensée en
psychiatrie et la production scientifique, dès
lors qu’elle s’intéresse au cerveau, ne doit pas
être considérée a priori comme
scientiste. Il n’est plus possible aujourd’hui
de nier certains déterminismes psychobiologiques
de nos comportements, de nos émotions et de nos
pensées : à partir du moment où ils
existent, il est nécessaire de les prendre en
compte dans notre raisonnement sur les troubles
mentaux.
La pratique du médecin doit
résulter d’un effort authentique pour avoir un
raisonnement juste en se guidant de ses
connaissances pour rechercher les faits. Les
associations de familles de patients rapportent
des témoignages nombreux sur leurs difficultés à
être entendues par le psychiatre qui suit leur
proche. Il y a quelques années, lors d’une
assemblée générale de l’UNAFAM (Union nationale
des amis et familles de malades psychiques), une
des sections départementales de cette
association était fière d’avoir obtenu d’un
hôpital proche de notre région que chaque
famille, à défaut d’être reçu par le psychiatre
suivant leur proche, puisse au moins être reçue
par un psychiatre du service. Comme médecin, je
me suis senti honteux de cet accord. Au nom de
quoi une famille ne pourrait pas être entendue
par le psychiatre qui suit son
proche malade ? Écouter n’est pas une
violation du secret médical ! Les juges
d’instruction ont comme règle d’instruire à
charge et à décharge, pour mieux cerner les
faits. Les psychiatres, qui prennent des
décisions graves pour la vie de leurs patients,
devraient-ils refuser un apport d’information
extérieure ? Ne pas chercher à
recueillir toutes les informations utiles à
l’établissement d’un diagnostic est une
violation déontologique de l’obligation de
moyens. L’expérience clinique en psychiatrie
montre qu’il n’est pas toujours suffisant, pour
évaluer la gravité des troubles, de se limiter à
ce qu’on voit ou entend dans l’entretien
singulier avec le malade, surtout lorsqu’il
s’agit de troubles psychotiques. Certaines
échelles d’évaluation cliniques précisent
d’ailleurs que la quantification de certains
symptômes nécessite de se renseigner auprès de
l’entourage.
Nous avons vu que
l’obligation de soins pose des questions
éthiques portant sur les connaissances
psychiatriques et sur la pratique clinique. Mais
l’éthique est aussi le maintien d’une attention
à l’autre et à sa souffrance. Est conforme à
l’éthique ce qui résulte d’un choix raisonné,
tenant compte des particularités de la
situation, de l’état des connaissances
scientifiques et des principes généraux de la
morale et de la justice au sens où l’entend la
philosophe Simone Weil : pour elle, la
justice consiste « à veiller à ce qu'il ne
soit fait aucun mal à des hommes. Il est fait du
mal à un être humain, quand il crie
intérieurement « Pourquoi est-ce qu’on
me fait du mal ? » Il se trompe
souvent dès qu’il essaie de se rendre compte du
mal qu’il subit, qui lui inflige, pourquoi on le
lui inflige. Mais ce cri est infaillible »
[2]. Les médecins écoutent souvent les
malades à condition que ceux-ci les sollicitent.
Mais comment écouter ceux que la maladie empêche
de venir solliciter des soins ? Il faut
pourtant être sourd aujourd’hui pour ne pas
entendre le cri des familles : « Pourquoi est-ce qu’on
me fait du mal ? Pourquoi est-ce qu’on
laisse souffrir mon proche malade sans rien
faire ? » De nombreux hôpitaux
viennent fièrement dire que les accréditations
(procédures administratives de contrôle
d’indicateurs de conformité de pratiques
hospitalières) leurs ont donné un satisfecit sur
leur relation avec les usagers et leurs
familles ; presque tous les médecins disent
qu’ils n’ont aucun problème avec les familles.
Or, il suffit de se donner la peine d’écouter
les témoignages des associations de familles
pour se rendre compte qu’aujourd’hui, en France,
dans les services de psychiatrie, leur écoute
est encore loin d’être une pratique courante.
Les professionnels de la santé pourront toujours
trouver des explications, se justifier de bien
faire leur travail — ce qu’ils font souvent du
mieux qu’ils le peuvent, en accord avec leurs
propres théories et leur vision égocentrée —,
ces explications butent sur un fait majeur :
quand un être humain crie intérieurement, et
c’est le cas de nombreuses familles, ce cri
devrait nous interroger. Or, la réponse la plus
couramment exprimée soutient que si les familles
formulent en effet des demandes, celles-ci, même
si elles peuvent être entendues, ne peuvent
souvent être satisfaites car elles ne sont pas
raisonnables ou éthiquement acceptables. Les
familles sont des lieux de conflits aux enjeux
importants. Elles sont parfois — trop souvent —
perçues par les soignants comme étouffantes,
normatives et/ou coercitives. Leurs demandes
d’intervention considérées comme des abus ou une
abdication devant leur responsabilité naturelle.
L’expérience des soignants au sein de leur
propre famille les aurait-elle amenés à ces
conclusions ? Le fait que le malade aille
mieux à l’hôpital et rechute lorsqu’il est
avec sa famille conduit-il certains soignants à
la penser iatrogène ? Ce raisonnement, qui
pourrait être tenu à l’égard de toutes les
maladies somatiques, en montre bien la faible
valeur démonstrative. Certaines familles ont des
comportements inadaptés et nous en connaissons
tous, mais sachons nous méfier de raisonnements
égocentrés ou de généralisations abusives. Les
familles ne sont pas que des lieux de conflits.
Elles constituent souvent le premier cercle de
solidarité. Et si elles expriment parfois
maladroitement leurs demandes, ce serait une
grave erreur de penser que leur motivation de
base serait systématiquement fondée sur l’idée
de modeler, grâce à la psychiatrie, l’un de
leurs membres récalcitrant, de se débarrasser
d’un malade gênant ou de le punir en
l’hospitalisant. La motivation la plus fréquente
des familles est bien au contraire d’aider leur
proche malade, et l’on oublie qu’elles sont
souvent plus sensibles à sa souffrance que les
soignants et, bien entendu, plus directement
concernées. Cette évidence est d'ailleurs
souvent très bien perçue par les médecins
généralistes qui connaissent les familles et les
voient évoluer. Des progrès restent donc à faire
dans les services
psychiatriques.
Une représentation
inadéquate des maladies
mentales
Lorsque la souffrance des
familles est perçue, beaucoup de soignants
restent cependant incapables de répondre à leur
demande, parce qu’ils pensent parfois qu’ils ne
peuvent éthiquement intervenir. Cette croyance
est souvent liée à une représentation inadéquate
de la maladie mentale. Nous allons voir trois
aspects de cette mauvaise
représentation :
Le défaut de lien
perçu par certains médecins entre un trouble du
comportement et une maladie mentale
Il
n’est pas rare d’entendre des psychiatres clamer
leur refus de psychiatriser tout trouble du
comportement. Ils ont bien raison. Tous les être
humains ont probablement de temps en temps des
troubles du comportement dans des circonstances
très particulières. Plusieurs raisons peuvent
expliquer ces troubles : - les
mécanismes d’adaptation physiologiques ou
cognitifs peuvent être exceptionnellement
dépassés ou dysfonctionnels (il arrive à tout le
monde de chuter, ce qui résulte d’un
dysfonctionnement de la marche) ; - le
comportement jugé « anormal » en
général est, exceptionnellement, faiblement
inadapté, voire adapté dans la situation
donnée ; - le manque de retour aversif
(faible gravité des conséquences ou défaut d’un
environnement social réactif adapté) par rapport
au comportement inadapté, empêche un
apprentissage opérant adapté ; -
l’affirmation d’une opposition choisie par
rapport à une norme sociale.
Cependant,
un trouble du comportement qui se répète, et qui
entraîne des conséquences graves, peut-il être
interprété avec certitude comme résultant du
libre-arbitre de la personne, comme une
défaillance éducative ou comme un simple
accident ? Cette personne est-elle libre d’avoir
ou non ce comportement ? Les concours de
circonstances qui ont conduit à ce comportement
sont-ils d’occurrence exceptionnelle ?
L’environnement éducatif de cette personne
est-il la cause de ces troubles ? La
question mérite d’être posée et la psychiatrie
n’est pas une discipline figée. Ce n’est pas
parce qu’un trouble du comportement n’est pas
formellement défini comme une pathologie à un
moment de l’histoire de la psychiatrie qu’il ne
correspond pas à une pathologie. Si la
psychiatrisation à l’excès est certainement une
erreur et un danger, le refus de voir comme
pathologique ce qui n’est pas expressément
reconnu comme pathologique par la doctrine
officielle relève aussi d’une rigidité cognitive
qui n’est pas une qualité éthique. D’ailleurs,
certains troubles atypiques du comportement se
révèlent parfois, quelques années après, comme
des troubles schizophréniques qu’on a tardé à
traiter. La schizophrénie est un trouble qui se
présente souvent par épisodes. Entre les
épisodes, le malade a des signes résiduels peu
spécifiques et dans de nombreux cas, il n’a pas
mémorisé la présence de ses symptômes
psychotiques durant les épisodes de crises. Sans
éléments d’anamnèse, le psychiatre a beaucoup de
difficultés à poser un diagnostic. Par ailleurs
de nombreux malades souffrant de schizophrénie
ont des conduites addictives (alcool, drogues).
On estime en effet que près de 50% d’entre eux
ont souffert à un moment donné d’un trouble
schizophrénique associé à un trouble addictif.
Certains malades souffrant de schizophrénie ou
de troubles bipolaires ont aussi des
comportements antisociaux. Dans ces deux
situations, le diagnostic de schizophrénie est
très difficile et peut être masqué par ces
troubles associés. Il demande une enquête
anamnestique nécessitant un recueil
d’informations auprès de l’entourage (ce qui
n’est pas toujours facile, notamment chez les
sans domiciles fixes) et une évaluation
cognitive assez fine.
Le défaut de
connaissance de certains médecins sur ce qu’est
le manque d’insight des
malades
Le défaut d’insight dans
la schizophrénie est une caractéristique connue
depuis très longtemps. Autrefois, on enseignait
que les troubles psychotiques correspondent à
des troubles que la personne concernée ne
perçoit pas comme pathologiques — alors que les
troubles névrotiques, eux, sont perçus par la
personne comme pathologique. Propos caricatural
à visée pédagogique, il reflétait quand même
cette association fréquente des troubles
psychotiques avec l’anosognosie (trouble
neurologique de la conscience d’être
malade). Cette simplification excessive a
parfois des conséquences néfastes. J’ai ainsi
rencontré des malades très perplexes venus me
demander un avis car ils avaient perçu un
ensemble de symptômes caractérisant la
schizophrénie — ce que l’entretien avec eux
confirmait. Pourtant, lorsqu’ils en avaient
parlé à leur médecin, celui-ci leur avait dit
que ce diagnostic n’était pas bon puisqu’ils se
rendaient compte de leurs troubles… Ces malades
souffraient, réclamaient un traitement et ne
l’obtenaient pas en raison d’un a priori
théorique discutable. Certains psychiatres ont
même été jusqu’à évoquer pour ces malades le
diagnostic d’hystérie prenant le masque de la
schizophrénie. Cette hypothèse est peut-être
parfois juste pour qui croit en la pertinence de
l’hystérie comme entité psychologique, mais même
dans ce cas, elle est fortement questionnable
dans la majorité des situations cliniques
rencontrées. En effet, si elle était vraie, on
devrait voir exploser les diagnostics de
schizophrénie, ce qui n’est manifestement
toujours pas le cas, la prévalence sur la vie
restant de 1% de la population générale. Les
études plus récentes montrent qu’en fait 40% des
malades souffrant de schizophrénie ont une bonne
perception de leurs troubles. Le défaut de
perception de la maladie a aussi longtemps été
interprété comme un mécanisme défensif à type de
déni ou d’évitement. Il n’est cependant pas
retrouvé une différence dans le pourcentage de
troubles dépressifs ou de suicide chez les
malades ayant un bon insight par
rapport à ceux qui en ont un mauvais. Cela
suggère que l’absence d’insight ne
protège pas du suicide ou de la dépression. Des
études de plus en plus nombreuses montrent que
le défaut d’insight serait
lié à un déficit cognitif spécifique
[3]. Ainsi, une majorité d’études montre que
les performances à un test sollicitant les
fonctions frontales sont corrélées à l’insight. Le
malade ne se défend pas en refusant de voir, il
est aveugle aux signes de sa maladie !
L’anosognosie a été décrite pour des troubles
neurologiques pour lesquels la base organique
est indiscutable. Lorsque certaines régions
cérébrales sont atteintes, la conscience de
certains aspects de soi est également atteinte.
Il est montré, pour les troubles neurologiques
comme pour la schizophrénie, que cette
anosognosie peut-être partielle : le malade
peut ne percevoir que certains symptômes et pas
d’autres (il peut ne pas percevoir son délire ou
ses hallucinations comme pathologiques, il peut
ne pas percevoir son défaut d’initiative ou ses
problèmes d'attention ou de mémorisation). Il
peut percevoir qu’il a eu des troubles, mais
penser qu’il n’en a plus, il peut ne pas
percevoir les effets bénéfiques du traitement
alors qu’ils sont constatés par
l’entourage. L’évaluation du manque d’insight n'est
pas cliniquement facile. Il est montré que ce
manque n’est pas lié aux capacités
intellectuelles globales du malade, ni à un
manque d’information, et n’est pas fortement lié
non plus à des caractéristiques symptomatiques.
Aussi, le fait de constater que le patient est
calme en entretien, que son discours est
cohérent et qu’il est capable de reconnaître
chez d’autres des signes de schizophrénie ne
sont pas des arguments permettant d’éliminer
l’existence d’un défaut d’insight. Il
est nécessaire de pousser plus loin
l’investigation clinique pour vérifier les faits
qui se sont produits, voir comment le malade les
a interprétés et évaluer les conséquences de son
comportement, voir enfin comment le malade les
évalue.
Le défaitisme de
certains médecins concernant les possibilités
thérapeutiques
Une pathologie
comme la schizophrénie est souvent perçue comme
ayant un mauvais pronostic alors que de
nombreuses études montrent que les traitements
médicamenteux ont nettement amélioré l'état des
malades et leur évolution. De plus, durant ces
dernières décennies, des progrès considérables
ont été réalisés dans les techniques
non-médicamenteuses utilisable dans ce type de
troubles. Ainsi, les délires et les
hallucinations résistants au traitement
médicamenteux peuvent être traités avec succès
avec ce que l'on appelle les thérapies
cognitivo-comportementales. Les déficits
d'attention, de mémoire et d'autres troubles
cognitifs peuvent aussi être partiellement
corrigés avec des techniques de remédiation
cognitives. Ces techniques exploitent les
propriétés de plasticité cérébrale — longtemps
sous-estimée — qui permettent de nouveaux
apprentissages. De nombreux travaux
scientifiques ont montré comment solliciter
efficacement cette plasticité. Mieux connues et
plus pratiquée, ces techniques modifieraient
l'opinion pessimiste de nombreux
soignants.
Les conséquences de
l'absence d'obligation de soins
Le
fait de ne pas percevoir certains troubles du
comportement comme liés à une pathologie, ne pas
percevoir les troubles du jugement du malade
concernant sa maladie entraînent une absence
d’intervention psychiatrique déterminée. De
même, le défaitisme sur les possibilités
thérapeutiques diminue la détermination à agir,
surtout si le malade n'est pas demandeur. En
conséquence, le malade ne bénéficie pas de soins
nécessaires et son manque d’insight le
conduit de surcroît à refuser tout soin.
L’absence de soins imposés a par conséquent des
conséquences graves et
sous-estimées.
Quelques chiffres
suffisent à nous interroger :
- 10 %
des personnes incarcérées souffrent de
schizophrénie. N’aurait-on pu intervenir plus
tôt, avant que ne soient commis des actes ayant
eu des conséquences pénales ? La prison
est-elle bénéfique au patient ? - 30 à
60 % des personnes sans domicile fixe seraient
dans cette situation parce qu’elles souffrent de
schizophrénie. Vivre à la rue est une situation
que certains ont assimilée à une situation de
torture : privation de nourriture, de
sommeil, douleurs chroniques, agressions
physiques répétées d’origine climatique ou
humaine, isolement. Ne pas intervenir pour
soigner ces personnes, sous prétexte qu’elles
n’en font pas la demande, est un raisonnement
difficile à suivre. - 10 % des personnes
souffrant de schizophrénie se suicideront, ce
qui correspond à plus d’un quart des morts par
suicide par an en France. L’absence de
traitement et de prise en charge semble
faciliter ces suicides. Le non recours à
l’obligation de soin dans des situations où le
risque suicidaire est connu et important est-il
vraiment le bon choix
éthique ?
Certains travaux suggèrent
que l'absence de traitement favorise une
aggravation du pronostic de la maladie. Selon
cette hypothèse, la libération excessive de
dopamine durant les crises psychotiques aurait
un effet toxique sur les neurones, entraînant
une détérioration de certaines régions
cérébrales. Si cette hypothèse est juste, le
défaut d'intervention thérapeutique signifie
donc une perte de chances pour le
malade. L’absence de soins imposés a aussi
des conséquences indirectes pour tous les
malades en contribuant à stigmatiser les malades
mentaux. En effet, les troubles graves du
comportement sont observables par toute la
population qui va très vite étiqueter le malade
comme « fou » et le rejeter. La presse
ne fait d’ailleurs qu’amplifier cette
attitude : lorsqu’elle parle de
schizophrénie, c’est dans 75% des cas pour
rapporter des comportements violents ou
criminels. Pourtant, les études montrent que
4% à 8% seulement des malades sont réellement
dangereux — dangerosité qui existe surtout s’ils
ne sont pas traités. L’abstention
thérapeutique contribue donc à favoriser
l’assimilation de tous les malades à des dangers
pour la société et à renforcer leur exclusion —
sans compter que l’absence de traitement
favorise l’émergence de troubles du comportement
qui, en montrant un malade dégradé, portent
fortement atteinte à sa dignité.
La
question de l’obligation de soin est donc fort
complexe. Elle s’oppose certes à la liberté
individuelle, mais est éthiquement justifiée
dans certains cas. Si elle doit par conséquent
être fortement contrôlée pour en éviter les
excès, la situation en France suggère cependant
un défaut plutôt qu’un excès d’obligation,
défaut dont les causes — notamment les
représentations de la maladie mentale qui n’ont
pas intégré l’avancée des connaissances
scientifiques, ou encore les pratiques de
l’enquête clinique trop restrictives dans la
recherche de l’information — ont des
répercussions individuelles et sociétales tout à
fait préjudiciables pour les malades. La
perception égocentrée de nombreux soignants —
avoir une attitude parfaitement éthique en
refusant d’aliéner la liberté individuelle de
personnes par une obligation de soins —
gagnerait à s’enrichir d’une éthique plus
partagée. D'une part, avec la communauté
scientifique, en étant plus attentif à
l'évolution des connaissances — notamment
concernant la notion d'insight et
concernant l'importance des chiffres illustrant
les conséquences du manque de volontarisme et
d'attitude proactive dans les interventions
psychiatriques. D'autre part, avec l'entourage
des malades (famille, voisinage, médecin de
famille...) dont l’opinion doit pouvoir
bénéficier également d’une écoute authentique
sans pour autant que l'on adhère nécessairement
à leur point de vue, mais sans non plus
l'invalider a
priori.
Il paraît souhaitable que
cette évolution se fasse sur l'initiative des
soignants eux-mêmes. Elle éviterait deux
écueils, à terme préjudiciables à la qualité des
soins : - une judiciarisation, marque d'un
défaut de perception partagée nécessitant de
recourir à un arbitre externe ; - une
réglementation administrative, résultat d'un
rapport de force dont on observe déjà
aujourd'hui l'inflation et les effets pervers.
Les hôpitaux multiplient les procédures qui
rigidifient les pratiques, mettent les
professionnels dans des situations de
double-lien (au sens de la théorie systémique de
la communication), sans que les gains pour
l'usager ou pour la santé publique soient
convaincants.
La résolution de
divergences éthiques grâce à l'empathie et
l'intelligence est un espoir que nourrissent
visiblement les associations de familles de
malades. Encore faudrait-il que cet espoir soit
aussi présent chez les autres partenaires de ce
débat… On peut toutefois raisonnablement
s'attendre à ce que l'écoute, l'empathie et
l'intelligence soient des qualités sur
lesquelles repose les critères de sélection des
soignants. Tous les espoirs sont donc
permis.
Références :
[1]
Lacan J., La Science et la Vérité, Ecrits,
Editions du Seuil, 1966. [2] Weil S., Écrit
de Londres et dernières lettres, Paris, Éditions
Gallimard, 1957. [3] Amador X., Comment faire
accepter son traitement à un malade, Paris,
Éditions Retz,
2007.
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