Q5 - Qu'est-ce que le "modèle bio-psycho-social de la santé mentale"?

Ce vocable barbare revient souvent dans les exposés de psychiatres, les discours de sociologues et de socio-psychologues, et dans des déclarations ministérielles.

Certains s'en servent tout à la fois par ignorance (parce qu'ils pensent que le mot a une résonnance "scientifique"), par opportunisme, ou par souci de "ratisser large", ou encore pour faire étalage de leur "largeur" de vues. D'autres, au contraire, emploient ce terme composé pour en dénoncer avec violence les composantes qu'ils contestent.

Tenter, en quelques lignes seulement, de faire comprendre de quoi il retourne est peut-être risqué. Prenons ce risque. Dans plusieurs articles et dossiers sur ce site, on a insisté à de nombreuses reprises sur le fait que les causes des maladies mentales chroniques graves (les psychoses) sont inconnues, même encore aujourd'hui. Les troubles mentaux ont donc toujours suscité - et suscitent encore - la floraison de multiples théories [se voulant explicatives] dont les bases reflétaient - et reflètent encore - parfois les connaissances scientifiques, mais aussi l'ignorance inavouée et, surtout, les idées reçues de leur époque et même d'époques révolues.

Schématisons pour faire aussi bref que possible. Avant l'époque de la Révolution Française et depuis Descartes, on pensait que le corps et l'esprit (l'âme) sont deux choses distinctes, indépendantes l'une de l'autre et pouvant exister séparément. Les troubles mentaux étaient donc des "désordres de l'âme", résultats de la volonté divine, et on ne pouvait espérer s'en sortir que par la prière, en implorant la miséricorde divine.
Vers la fin du XIXme siècle et le début du XXème, mais bien avant même qu'on n'entrevoie les rudiments de la structure du cerveau - car on n'en avait pas encore les moyens techniques -, les biologistes postulaient déjà que les fonctions cérébrales et mentales devaient résulter de l'activité du cerveau et proclamaient que les troubles mentaux devaient, nécessairement, provenir d'altérations de la structure de cet organe (de lésions organiques). Une image simpliste peut rendre compte de ce raisonnement irréfutable: si, de deux machines de construction identique, aussi complexes qu'on voudra, placées dans les mêmes conditions, l'une fonctionne correctement tandis que l'autre ne parvient pas à remplir ses fonctions, la raison du mauvais fonctionnement ne peut se trouver que dans une défectuosité matérielle des composantes de la machine, ou dans l'assemblage incorrect de ses constituants (si vous en doutiez, demandez donc à votre horloger, votre garagiste, ou mieux encore, à des constructeurs d'ordinateurs...)
On dirait aujourd'hui que les fonctions mentales ont un support matériel biologique, et que les troubles mentaux résultent d'altérations matérielles (de "lésions") de ce support biologique organique. Voici donc l'origine du mot bio- dans le terme "bio-psycho-social".

Dès son apparition, cette "théorie biologique" a rencontré l'opposition de tous ceux qui, par conviction philosophique ou religieuse, s'accrochaient à la croyance en la dualité de l'esprit et du corps. Faire du couple cerveau-esprit une "machine biologique" leur paraissait une sorte de blasphème totalement inacceptable, un abaissement de l'esprit humain au niveau de l'automate "sans âme", et ils ressentaient cette vision des choses (qu'ils qualifiaient de "matérialiste" et de "mécaniste") comme la négation absolue de l'esprit (de l'âme).
Malheureusement pour les tenants de la théorie biologique, les moyens techniques d'investigation du cerveau qui leur auraient permis de prouver la justesse de leurs vues n'étaient pas encore disponibles à l'époque (il aura fallu plus d'un siècle pour en inventer et mettre au point ceux que nous avons aujourd'hui). Les opposants à la théorie biologique avaient donc beau jeu pour la mettre en doute et la combattre, en ridiculisant ceux qui postulaient l'existence de "lésions" cérébrales pourtant toujours indétectables.
Pendant la majeure partie du XXème siècle, ils ont opposé à la théorie biologique des explications et théories psychologiques très diverses (toujours invérifiées car invérifiables!) de la genèse des troubles mentaux chroniques (Freud et Lacan sont parmi les exemples les plus connus de cette orientation, mais ils ont eu de nombreux émules et successeurs). Nous avons ainsi l'origine du mot psycho- dans le vocable "bio-psycho-social".

Aux théories et explications psychologiques sont venues s'ajouter, vers les années 1950 et 1960, les théories sociologiques (dont deux des représentants les plus notables sont le psychiatre américain T. S. Szasz et le socio-psycho-philosophe anglais R.D. Laing). En raccourci sans doute quelque peu caricatural, ces théories attribuent à l'inadéquation (l'absurdité) de l'environnement social ("sociétal") ou socio-culturel la responsabilité de la genèse et de la manifestation des troubles mentaux chroniques. Elles nient elles aussi l'origine "biologique" des troubles mentaux. Telle est la justification du mot -social dans le mot composé "bio-psycho-social".

Les théories "psychogènes" ou "psychodynamiques" de la genèse des troubles mentaux chroniques n'ont jamais pu recevoir la moindre confirmation scientifique expérimentale. Il en va de même pour les théories sociologiques (certains disent "sociogènes" et parlent, plus par amour des mots bien ronflants que par savoir, de "sociothérapie"!). Ces théories sont d'ailleurs peu plausibles en regard de la permanence et de la constance des troubles mentaux chroniques depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, alors que les modèles de société ont été extrêmement divers, dans le temps, et géographiquement aujourd'hui encore.
Par contre, les arguments et indices (scientifiques expérimentaux) en faveur de la nature biologique ne cessent de s'accumuler grâce à nos moyens techniques plus perfectionnés. Mais la "machine cerveau" est infiniment plus compliquée que n'importe quel autre de nos organes; elle ne fonctionne pas comme chacun d'eux isolément, mais à la manière d'un ensemble complexe. Cet ensemble constitue, à lui seul, un véritable univers dont l'exploration vient à peine de commencer.

L'impatience de ceux et celles qui prétendent résoudre, dès maintenant, les problèmes des malades mentaux chroniques, est certes compréhensible. Mais elle les incite à ignorer la biologie dont les résultats leur semblent trop longs à attendre. Privilégiant le "psycho-social", ils délaissent la proie pour l'ombre, ils préfèrent le théatre d'ombres chinoises d'hier à la médecine d'aujourd'hui et pour demain. Ils optent pour le rêve et rejettent le savoir. Malheureusement, tant qu'on se borne à rêver, le savoir ne progresse pas, et le rêve ne soigne guère: rêverie peut-être gratifiante pour les "soignants" qui s'en bercent, il est cauchemar pour les malades qui le subissent et pour ceux qui les aiment.
D'autres, se croyant plus prudents, mais n'ayant pas vraiment les connaissances requises pour étayer leurs opinions incertaines, préfèrent parler de "modèle bio-psycho-social" de la santé mentale. Ils pensent ainsi contenter tout le monde (toutes les théories, ne pas risquer d'éventuellement jeter le bébé avec l'eau du bain). Ils peuvent aussi, selon les circonstances, ne garder de ce mot que le composant qui leur convient sur le moment (ou ignorer ceux qui dérangent). Mélangeant et amalgamant tous les éléments de cet hybride, ils peuvent confondre, comme à plaisir, causes (biologiques, p.ex.) et conséquences (psychologiques et sociales), mais aussi les maux et les remèdes à y apporter.

En résumé, le "modèle bio-psycho-social de la santé mentale" permet, au choix, de faire ce qu'on veut: tout ce qu'il faudrait qu'on fasse, rien du tout, ou n'importe quoi.


Addendum pour plus de précisions:
En réalité, le "modèle" dit "bio-psycho-social" a été "inventé" par le psychiatre américain G.L. Engel :

Ce "modèle" n'a jamais été vraiment clairement défini ni formalisé, ni par conséquent validé (pas plus que n'ont eux-mêmes pu être définis, sauf sur la seule base de leurs descriptions, les divers "troubles mentaux" dont le "modèle" prétendait expliquer les causes et justifier les traitements). L'auteur du "modèle" a repris, des différentes tentatives de théories "explicatives" de la schizophrénie, les éléments qui lui paraissaient plausibles dans chacune d'elles.

Comme l'a très bien fait remarquer le psychiatre australien N. McLaren (2005, v. Google Books), on ne construit pas une théorie psychiatrique - ni même un modèle - en amalgamant ensemble les fragments qui plaisent, choisis et extraits de théories contradictoires toutes estimées non satisfaisantes et controversées par ailleurs. Pareille démarche doit en réalité porter le nom d'éclectisme. Et l'éclectisme, s'il est valable en art - et peut-être en théologie? - n'a pas sa place dans les sciences.

Depuis, de nombreux "psys" se sont appropriés de ce "modèle" ce qui leur semblait utile pour leur pratique. Ce faisant, ils ont mélangé sans précautions, du biologique, du psychologique et du social, aussi bien ce qu'ils croyaient être les causes de l'affection que ce dont on sait que ce ne sont que ses diverses conséquences. Je dirais que d'un éclectisme opportuniste on est ainsi passé à un véritable syncrétisme métaphysique, forcément tout à la fois impuissant à la prévention et stérilisant pour la recherche.


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