Chap. VIII
Note 3

Les caractéristiques uniques du système nerveux central laissent peu de place aux hypothèses de traitements curatifs: seuls des traitements palliatifs précoces ou des mesures de prévention sont imaginables, quand des méthodes de détection précoce (génétiques et autres) seront disponibles.

L'ampleur des troubles mentaux de la schizophrénie et leur diversité (portant sur les perceptions sensorielles, les processus de pensée, l'humeur, l'affectivité, les émotions, etc.) sont parmi les multiples raisons qu'on a de penser que "la" schizophrénie comporte des anomalies du "cablage" et des connexions qui, au cours du développement du cerveau, se mettent en place, respectivement entre différents territoires cérébraux et entre cellules nerveuses individuelles. Cette opinion est confortée par les données obtenues grâce aux techniques d'imagerie cérébrale, qui montrent que, lors de tâches "mentales", les trajets suivis par l'activité cérébrale au sein du cerveau, diffèrent selon qu'on observe des malades ou des personnes bien portantes.

Il faut savoir que l'apparition du futur système nerveux central (SNC) se produit dès la 3ème semaine de la vie embryonnaire. Ensuite, le SNC (en gros, le cerveau, le tronc cérébral et la moëlle épinière) se développera pendant la vie intrautérine, l'enfance et l'adolescence, et n'arrêtera pas de se remodeler jusqu'à l'âge adulte (passé 20 ans).

A la manière de ce qui se passe sur un chantier de construction, où un calendrier précis est exigé pour chaque phase de la construction, chaque étape de la croissance et du développement du cerveau se fait suivant un programme très précis dans le temps. Cette comparaison, bien qu'un peu simpliste, est valable aussi pour d'autres aspects du développement cérébral: à chaque instant, la mise en place de chaque étage supplémentaire dépend à la fois de la construction correcte des étages précédents et de la disponibilité, au moment voulu (par et pour les besoins du moment), des matériaux de construction adéquats. On imaginera aisément que, plus précoce aura été une erreur de construction, plus étendus seront les défauts consécutifs: un défaut au niveau des fondations se répercutera sur l'ensemble du bâtiment, obligeant peut-être à reprendre tout à partir de zéro, alors qu'une erreur dans les étages supérieurs n'imposera que des remaniements bien moins importants.

Malgré quelques analogies utiles pour les besoins de l'explication, le développement du cerveau comporte, on s'en doute, des différences importantes avec les chantiers de construction des architectes et des ingénieurs. La différence la plus importante à comprendre porte sur la nature des matériaux de construction; dans le cas du développement cérébral, les matériaux sont vivants et "périssables". Disponibles seulement à certains moments et en quantités finies, ils ne peuvent servir que pendant une période bien déterminée et limitée dans le temps. Ils ne se conservent pas. Inutilisés, ils seront éliminés. Une fois employés, ils ne pourront plus être réutilisés ailleurs ou à d'autres tâches. Une fois mis en place, ils se figeront plus ou moins, perdant une bonne partie de leur souplesse d'origine (leur "plasticité"). La seule plasticité qui leur restera sera celle que leur consentiront les matériaux de construction contigus, pourtant devenus, eux aussi, progressivement moins malléables.

Par conséquent, le développement harmonieux normal de tous les territoires cérébraux doit être parfaitement orchestré, synchronisé: aucun territoire ne peut être en retard par rapport aux autres, aucun d'eux ne peut attendre les autres. En cas d'erreur, à la différence des groupes de musiciens d'un orchestre (les cuivres, les bois, les cordes, p.ex.) qui "tricheraient" pour se retrouver "en mesure", les retardataires ne peuvent pas accélérer pour rattraper les autres, et ceux qui seraient "en avance" ne peuvent ralentir pour se laisser rejoindre par les traînards. A la rigueur, seules des désynchronisations individuelles minimes (au sein même des cuivres, des bois, des cordes de l'orchestre) sont susceptibles de se résorber, ou de passer presque inaperçues.

Tout comme la "construction en chantier" doit être "réussie du premier coup", "l'exécution de l'oeuvre orchestrale" doit être parfaite dès le premier concert. On n'a droit ni à des reprises ni à des répétitions (c'est pendant les centaines de milliers d'années d'évolution des espèces que ces répétitions ont eu lieu).

Qu'est-ce que cela signifie pour le traitement de la schizophrénie? Si, comme on le pense actuellement, la schizophrénie résulte d'une atteinte du cerveau pendant son développement, alors un traitement réellement curatif (amenant la guérison complète) apparaîtrait difficile à concevoir. En effet, même s'il était imaginable de "réparer" la "lésion" d'origine, ce qu'on pourrait appeler "la cause", les conséquences déjà installées, irréversibles, n'en seraient pas effacées pour autant. Ainsi, pareil traitement n'aurait que peu ou pas de résultats favorables.

C'est pourquoi je n'ai pas évoqué de traitements "curatifs", au risque de me faire accuser, comme souvent déjà, de pessimisme excessif. Je suis pourtant persuadé qu'une meilleure connaissance de notre cerveau, grâce aux progrès sans cesse accélérés de la neuroscience, de la génétique moléculaire, de meilleures techniques d'imagerie assistée par ordinateur, permettra:

1) de reconnaître à temps les personnes présentant, pour leur descendance, un risque accru de développer une schizophrénie;

2) d'identifier les facteurs du milieu qui, chez les personnes à risques, entraînent les anomalies du développement cérébral. On pourra ainsi se protéger de ces facteurs nocifs et faire de la véritable prévention;

3) d'identifier, chez les malades, les "circuits" neuronaux stratégiques principalement atteints pour pouvoir mieux les cibler par des médicaments nouveaux, bien plus sélectifs que ceux dont nous disposons aujourd'hui: on pourra enfin soigner véritablement.

La progression des sciences naturelles est extraordinairement accélérée. Une décennie actuelle représente bien plus d'avancées de nos connaissances et de nos moyens qu'on ne pouvait en imaginer se produire sur une décennie il y a seulement cent ans. C'est pourquoi les trois points énumérés ci-dessus sont plus proches de nous qu'on ne le croit...

Serait-ce, cette fois, un optimisme excessif?


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