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"Avant donc que d'écrire, apprenez à penser."
Boileau, Art poétique, Chant I

Si penser juste est difficile, croire sans savoir et rêver sans réfléchir ne demandent aucun apprentissage ni effort.(J.D.)

QUAND AVONS-NOUS DÉCIDÉ DE NE PLUS APPRENDRE À PENSER?

On ne parle jamais que de ceux de ces trains-là qui n'arrivent pas à l'heure, de ces trains qui parfois s'arrêtent impromptu pendant des heures en rase campagne (et parfois leurs occupants peuvent geler ou cuire à l'étouffée tout en se déshydratant, dans l'attente plus ou moins longue des secours et selon la saison et sa température plus ou moins extrême). Ou encore de ces trains-là qui de temps en temps déraillent et qui, à cette occasion, blessent ou tuent partie de leurs passagers. Pourtant, qui voudrait voir dans ces accidents heureusement assez rares un motif valable de proposer la suppression de tous les trains, y compris de tous ceux qui partent et arrivent à destination sans encombres tout en respectant les horaires prévus, tous ceux-là dont on ne parle habituellement pas et qui, est-il besoin de le rappeler, sont l'immense majorité?

On ne parle jamais autant des avions que quand ils s'écrasent au sol (ou délibérément dans les gratte-ciel newyorkais) ou quand ils sont piratés en vol par des terroristes fanatisés, et les médias s'y intéressent avec d'autant plus d'avidité qu'un nombre plus élevé de passagers en sont les otages ou les victimes dignes de toute notre compassion. Pourtant, songerait-on à prendre prétexte de ces évènements malheureux mais exceptionnels pour suggérer d'abolir toutes les lignes aériennes, et envisager ainsi de supprimer tous les avions qui, dans leur immense majorité, n'ont pas encore fait parler d'eux (mais cette éventualité est-elle totalement exclue)?

On ne parle jamais des ascenseurs dans les HLM et autres hauts immeubles, tours et gratte-ciel, excepté quand ils tombent trop longtemps en panne, quand leurs freins lâchent sans prévenir et qu'alors ils tombent vraiment, ou que leurs portes palières s'ouvrent, non pas comme prévu en face de la cabine, mais plutôt devant une cage d'ascenseur vide où se précipitent alors et s'écrasent en contrebas des distraits infortunés ou des imprudents. Pourtant, quelqu'un oserait-il jamais affirmer que, pour prévenir ces rares accidents, il serait bon de supprimer indistinctement tous les ascenseurs bien fonctionnels installés dans les habitations hautes de plus de trois étages, et qu'on pourrait imposer aux habitants et à leurs visiteurs d'escalader uniquement les escaliers dorénavant seuls autorisés (si incommodes, fatigants et peut-être mal fréquentés soient-ils)?

De même, on ne parle jamais que de ces malades mentaux chroniques-là qui commettent des crimes de sang ou d'autres actes violents, ou effrayants et spectaculaires à la fois. Mais, à la différence de la bonne réputation dont continuent d'être crédités très légitimement les trains, les avions et les ascenseurs malgré les accidents peu fréquents qu'ils provoquent, l'horreur et la réprobation des crimes, cette fois commis par quelques rares malades isolés, rejaillissent très injustement sur l'ensemble des autres malades et leur confèrent à tous une marque péjorative distinctive, une mauvaise réputation qui reste à jamais gravée dans la mémoire du grand public. Cette foule anonyme des autres malades qu'on stigmatise ainsi sans même réelle réflexion, automatiquement, comme par instinct, ce sont ceux dont pourtant on ne parlerait jamais (et même on l'éviterait plutôt!) si toutefois une très faible minorité de malades mentaux psychotiques chroniques ne défrayait épisodiquement la chronique grâce aux commentaires morbides des médias plus friands de sensationnalisme et de faits divers que d'information objective et dûment réfléchie.

Pourtant, la très grande majorité de ces malades mentaux habituellement se réfugient dans leur monde imaginaire personnel et ne font pas spontanément parler d'eux. De plus, personne ne sait guère que faire d'eux, on ne se dote pas (et on ne les leur donne pas non plus) de vrais moyens de les aider à mener une vie qui alors leur paraîtrait peut-être plus supportable. Les soins que l'on consent à leur apporter - prodiguer serait un mot mieux approprié, mais il ne correspond pas à la réalité observée - ne sont jamais que très partiellement efficaces et fort insuffisants.

Par conséquent, les professionnels de la "santé mentale", probablement pour n'avoir pas à avouer les lacunes de leur savoir, voire pour ne pas admettre leur impuissance face aux affections mentales, soit les masquent par de grands discours amphigouriques, soit préfèrent observer un silence prudent sur ce qu'ils croient savoir réellement des maladies mentales graves . Pourquoi s'étonner qu'ils se montrent aussi moins diserts sur tout ce qu'ils en ignorent toujours? Ils n'en parlent qu'exceptionnellement, par "grande" presse interposée (trop heureuse de les croire sur parole), et cela alors seulement quand, par exemple, des crimes extraordinaires et odieux sont commis qui ne peuvent passer inaperçus, qui ne peuvent être tus, qui ne peuvent que susciter la stupeur, l'horreur, l'incompréhension et l'indignation - mais dont les récits journalistiques, souvent plus imaginatifs que conformes à la réalité et plus ou moins dramatisés, alimentent la curiosité morbide et la crédulité naïve propre à un certain public superstitieux.

Des sentiments de rejet naissent et s'expriment dès lors envers tous les malades mentaux en général et sans distinction de leurs pathologies (d'ailleurs très arbitrairement et très mal définies intuitivement par les "professionnels"). La stigmatisation universelle des malades mentaux s'ensuit "tout naturellement" et à son tour entraîne et justifie, de la part des responsables politiques voulant à moindres frais "rassurer" le public, une véritable "obsession sécuritaire" à l'encontre de ces malades. Cette vision déformée leur dicte une politique toute de "prévention rétrospective" (!!), purement répressive voire punitive (prétendument "dissuasive") et quelque peu suspecte de démagogie facile, à tel point que les décideurs oublient et négligent ce qui devrait être la toute première et élémentaire priorité humanitaire: assurer à temps l'accès aisé des malades aux soins. Ils oublient aussi la nécessaire continuité des soins qui devrait être rendue possible par l'existence et la disponibilité effective des moyens indispensables pour au moins tenter de limiter l'ampleur des multiples conséquences de ces affections.

Pour peu qu'on prenne la peine d'y PENSER, croit-on pouvoir parvenir à éviter, c'est-à dire à prévenir, les violences et les accidents auxquels les malades mentaux pourraient être mêlés, sans d'abord créer et mettre en place les moyens nécessaires et suffisants (humains et matériels) de détection, de traitements, de soins, de prise en charge et d'accompagnement bien suivi et contrôlé des malades?

Quand des avions s'écrasent et tuent, quand des ascenseurs tombent en panne et mutilent ou tuent, quand des trains déraillent et tuent, bien évidemment on ne stigmatise pas stupidement ces outils mécaniques inventés à notre intention: ce ne sont là que de simples "machines dépourvues de conscience", fabriquées et entretenues par des hommes, au service et à l'usage des hommes. Ce sont plutôt ces derniers à qui, très logiquement et raisonnablement, on s'adresse pour décider où sont les responsables des accidents que les machines auraient provoqués. Il suffit en effet à chacun d'y PENSER un instant pour se rendre compte que des machines transportant des êtres vivants doivent être maintenues en bon état, et que leur bon entretien suppose d'y affecter un personnel humain d'ouvriers, de techniciens et d'ingénieurs compétents et expérimentés, consciencieux et en nombres suffisants pour assurer une maintenance correcte du matériel volant, roulant, etc., etc. Après des accidents graves, sous le coup de l'émotion, trop hâtivement sans doute et donc souvent autant à tort qu'à raison, on ne se prive pas d'accuser et de "stigmatiser" le personnel humain qu'on soupçonne d'incompétence ou de négligences qui seraient à l'origine de graves blessures et d'issues fatales. Mais, bien sûr, qui songerait à stigmatiser de stupides machines? On tente plutôt d'en améliorer la conception et la construction. Eventuellement, on peut stigmatiser ceux qui, par ignorance les ont mal conçues, ceux qui, par impéritie les ont mal construites, ceux qui, par négligence ne les ont pas bien entretenues, ceux qui, par maladresse et inexpérience les ont employées à mauvais escient ou en ont fait un usage incorrect.

Pourtant, quand une personne "qui n'a pas toute sa tête" (c.à.d. une personne dont le cerveau ne fonctionne pas ou plus comme le nôtre parce qu'il ne s'est peut-être pas construit exactement comme le nôtre, une personne qui n'y peut rien - elle n'a pas choisi d'être malade mental[e] - , elle n'est souvent pas consciente de sa maladie et ne peut que la subir), soit donc quand un malade mental commet un crime qui lui est suggéré ou dicté par son délire ou ses hallucinations, bien sûr on l'appréhende, on l'emprisonne ou on l'hospitalise contre son gré (ou encore on "l'interne" - il paraît même qu'on tente de le soigner?). Donc, on le "retire de la circulation" parce qu'il a montré qu'il pouvait être effectivement dangereux ou se mettre lui-même en danger(involontairement ou non) et parce qu'on craint à présent qu'il ne récidive.

Mais dès qu'on croit que le malade est "stabilisé" (en fait, on n'en sait rien, on en juge seulement d'après ses discours tenus et son comportement observé à l'intérieur de l'institution de soins, tant qu'il reste ainsi dans un environnement contrôlé très différent de celui qui prévaut à l'extérieur). On veut donc, habituellement sur la base de prétextes plus ou moins humanitaires, le "remettre en circulation" aussi rapidement que possible. Jamais toutefois on n'avoue franchement que personne ne peut ni prédire ni exclure avec la moindre certitude la "récidive" redoutée (mais on prétend la présumer sur la base du passé vécu et on applique - ou non - le principe de précaution, suivant qu'on y croit - ou non, et surtout suivant que de la place dans l'institution de soins est disponible ou non).

Pourtant, dès 2005 en France par exemple, d'importants rapports très officiels et bien documentés sur le sujet ont sans hésitation conclu à la non "prédictibilité" du passage à l'acte violent par un malade en particulier: voyez Lovell et Tursz. Nos autorités et experts belges disposeraient-ils d'informations et d'une expérience contredisant les conclusions de leurs collègues français?

Le malade mental chronique, parce qu'on lui reconnaît et on lui "accorde" quand même la qualité d'être humain et non celle d'une simple mécanique inconsciente comparable à ces trains ou ces avions dont nous venons de parler, non seulement on réprouve et on condamne SON ACTE criminel, ce qui paraît légitime, mais on le sanctionne aussi LUI-MÊME pour avoir commis l'acte, avant même d'avoir réfléchi pour savoir et décider si, au moment crucial, il avait conscience de commettre un crime. Sans même avoir PENSÉ que, peut-être doté d'un cerveau altéré et handicapé, pareil individu malade peut ou pourrait, selon les circonstances et au moins par moments sinon en permanence, n'avoir pas plus de raison ni de conscience lucide que n'en aurait en effet une machine déréglée ou détraquée (à la manière de n'importe quel véhicule en perdition, qui serait temporairement - ou définitivement? - commandé par un conducteur ou un pilote privé de sa connaissance).

De très nombreuses altérations structurelles et biologiques (donc bien matérielles) du cerveau sont susceptibles de transformer une personne humaine habituellement sensée et raisonnable en une machine maladroite, irresponsable et au comportement erratique. Les traumatismes cérébraux, les tumeurs du cerveau, diverses maladies infectieuses, des intoxications, les accidents vasculaires cérébraux et les "dommages collatéraux" parfois inévitables de délicates interventions de neurochirurgie nous fournissent de nombreux exemples de cette réalité depuis longtemps bien connue, même du grand public.

Celui qu'on appelle l' "homme de la rue", même non médecin ni "psy", ne devrait donc trouver rien d'invraisemblable, et encore moins d'offensant ni d'injurieux pour qui que ce soit, dans l'affirmation qu'un malade mental puisse devoir son affection à des altérations cérébrales organiques et biologiques qui l'empêchent d'être pleinement (toujours, à tout instant) responsable de tous les actes qu'il pose (ainsi, par exemple, il peut n'être pas conscient non plus: ni des "raisons" possibles qui le pousseraient à agir de façon inappropriée, ni des conséquences possibles voire certaines parce qu'inévitables de ses actions).

Sans plus s'en formaliser aujourd'hui, la plupart des gens savent et admettent désormais qu'à la suite d'accidents vasculaires cérébraux par exemple, l'on puisse perdre l'odorat, la vue, l'audition, être privé de la parole, du sens du toucher, de la compréhension des mots parlés et écrits, de son équilibre postural, qu'on puisse se retrouver paralysé partiellement ou complètement, qu'on puisse perdre la mémoire des noms, des lieux, des visages pourtant familiers, qu'on devienne incapable d'interpréter les expressions du visage, etc., etc. Tous ces malheurs et de nombreux autres encore sont causés par des atteintes bien physiques de notre cerveau, et personne ne songerait plus à prendre les victimes de ces "anomalies" pour des simulateurs ni à les "stigmatiser" pour leurs handicaps.

On s'abstient donc très logiquement de blâmer les sourds qui n'attirent pas notre attention sur le son des sirènes annonçant l'incendie. Les anosmiques ne sont pas alertés par l'odeur de "brûlé", et on ne le leur reproche pas non plus, que je sache.
Très raisonnablement, on ne pense pas non plus à "stigmatiser" les aveugles, alors qu'ils ne signalent pas les délits ou les crimes qui peuvent être commis sous leurs yeux (mais manifestement non fonctionnels).
Pour les mêmes raisons, pourquoi penserait-on à "stigmatiser" le paralytique qui ne se précipite pas au secours d'une personne qu'il voit se noyer?

Mais alors, pourquoi une majorité de nos semblables (parfois bruyants) s'obstine-t-elle à continuer de prétendre mordicus et à clamer que les troubles dits "psychiques" sont d'une autre et surtout mystérieuse et impalpable nature ("psychique"!?) différente de celle de tous ces troubles que je viens d'énumérer (et dont j'aurais pu sans peine allonger la liste très incomplète)?
Et pourquoi dès lors continuer de réprouver et de vouloir à toute force sanctionner pénalement (punir) des malades psychotiques qui ne peuvent que réagir à leurs hallucinations, ne peuvent qu'obéir aux idées délirantes fabriquées par leur cerveau physiquement altéré et sont organiquement incapables de les distinguer de la réalité commune (la "vraie vérité de tout le monde") tout comme nous-mêmes nous réagissons et obéissons à notre réalité qui, par chance serait-on tenté de dire, est celle qui coïncide avec la réalité "vraie" (vérifiable par notre cerveau heureusement indemne)?

Comment donc expliquer et justifier la discordance des jugements moraux portés sur les malades et leurs comportements, selon que leurs handicaps sont dits "neurologiques" (de leurs organes des sens ou de la commande de leurs muscles) ou qu'au contraire certains veuillent les appeler "psychiques"?

Je veux croire que personne n'est assez stupide pour imaginer que les paralytiques, les sourds, les aveugles, les cancéreux par exemple, pourraient délibérément avoir choisi d'être infirmes ou malades, et auraient de surcroît décidé de choisir leur infirmité ou leur maladie, comme on choisirait un objet dans un catalogue.
Pourquoi alors se comporter comme si l'on pouvait PENSER que, par contre, les malades mentaux psychotiques auraient délibérément choisi d'être malades et seraient par conséquent non seulement responsables de leur affection, mais aussi punissables pour ses conséquences involontaires, dont beaucoup imprévisibles et donc impossibles à prévenir? Est-ce là réellement PENSER?

Ces surprenantes différences d'appréciation résultent des habitudes de pensée, qui sont en réalité des croyances, que nous avons héritées de nos anciens plus ou moins lointains, et que beaucoup d'entre nous évitons ou refusons de réexaminer de façon critique, soit par pure paresse intellectuelle, soit par manque de courage, parce que nous trouverions pareil exercice trop ardu et inconfortable et préférons alors nous en exempter en le déclarant inutile. En effet, pareil examen critique risquerait de remettre en question un grand nombre de nos croyances, auxquelles nous tenons sans même y PENSER parce que depuis des générations, elles nous ont été "injectées" d'autorité, comme certains vaccins dès la plus tendre enfance nous ont immunisés pour très longtemps sinon pour la vie, contre des virus et des bactéries. Souvent et même aujourd'hui encore, ces croyances persistent et s'écartent fort des connaissances acquises grâce aux progrès des sciences. Malgré ces progrès, et souvent à cause d'eux, nombre de nos croyances entrent en contradiction flagrante avec notre savoir actuel. Pourtant, nombreux sont ceux qui s'efforcent de nous convaincre qu'ignorer délibérément ces contradictions, ce serait permettre la coexistence prétendument souhaitable, sans dommages pour notre bonne compréhension de nous-mêmes et du monde, du savoir actuel scientifiquement prouvé d'une part, et de croyances mythologiques immémoriales mais seulement "révélées" d'autre part.

La plupart d'entre nous reconnaissons que, par exemple, nos perceptions sensorielles et notre motricité résultent bien de l'activité de notre système nerveux, c'est-à dire de nos neurones, car chacun peut en effet constater aisément que si ces neurones et les organes qu'ils constituent (les nerfs, les organes sensoriels) viennent à nous faire défaut, nous perdons en même temps les facultés qui en dépendent: nous devenons aveugles, sourds, insensibles, paralysés, etc., etc.

Par contre, la genèse et la perception de nos émotions ne sont pas directement "visibles de l'extérieur". Il en va de même pour ce qui est de la pensée, du raisonnement, de nos sentiments, de nos désirs, de nos craintes et espoirs, de nos goûts et dégoûts, affections et répulsions.
Tous ces aspects de notre "vie intérieure" sont cependant eux aussi le résultat de l'activité neuronale de notre cerveau, mais nous ne pouvons en observer que les manifestations ultimes, très indirectes, qui ne nous parviennent qu'après que des myriades de cellules nerveuses de notre cerveau ont en quelque sorte assemblé, réassemblé, trituré, digéré et remis en forme toutes les informations qui lui sont parvenues du monde extérieur (et de notre corps même), par l'intermédiaire obligé de notre corps.

Toute cette activité neuronale de stockage, de transformation et de restitution de l'information nous demeure cachée, invisible à nous-même comme à autrui et n'est accessible que pour une minime partie à notre conscience. Malgré qu'il soit l'oeuvre de milliards de neurones, le résultat de ce travail cérébral qui ne s'arrête jamais (même pas pendant notre sommeil!) nous semble donc surgir comme "jaillissant miraculeusement d'une boîte opaque", comme le prestidigitateur par magie sort un lapin de son chapeau: cette magie cérébrale, de tous temps on lui a donné les noms d' "âme", "esprit", "conscience". Ce ne sont là pourtant que des noms plaqués sur des concepts sortis de notre imagination, qui nous permettent de parler de nos "idées", qui semblent apporter à celles-ci une "explication" facile mais qui ne peut satisfaire, par exemple et seulement pendant un temps, que des petits enfants ignorants et respectueux de l'autorité de leurs parents censés, à leurs yeux du moins, avoir toujours réponse irréfutable à tout.

Parce que les "trucs de magicien" utilisés par le cerveau pour faire ses "tours de magie" sont compliqués au-delà de l'imagination commune et ne sont pas visibles au travers de la paroi de notre crâne, et parce que les spectateurs crédules préfèrent croire, pour ne pas se fatiguer, à la magie et au surnaturel (au "paranormal") plutôt que de PENSER à l'inimaginable et merveilleuse complexité de la machine cérébrale, des artistes littérateurs de fiction, des poètes (mais aussi souvent des bonimenteurs) pseudoscientifiques (et parfois opportunément charismatiques) continuent d'inventer à l'intention des profanes la spiritualité, l'âme, l'esprit et la conscience, "entités immatérielles" insaissables et fuyantes qu'ils imaginent, construisent et suggèrent par le seul fait de les nommer. Certaines au moins d'entre ces constructions de leur esprit sont tout à la fois qualifiées d'immortelles et supposées distinctes du corps matériel auquel elles survivraient après sa mort; nos magiciens du "psychisme" essayent de faire passer ces concepts a priori pour des choses bien réelles, sans doute parce qu'on leur a enseigné d'autorité d'y croire depuis la petite enfance crédule, ou qu'ils sont généralement parvenus ensuite à continuer d'eux-mêmes d'en rester persuadés.
Présentées comme étant choses réelles bien qu'en même temps choses immatérielles (!!), ces "choses" évidemment ne peuvent être que d'une mystérieuse nature tout autre que celle de nos "pauvres" neurones matériels, on dira donc qu'elles sont de nature "psychique", ce qu'on présente comme "expliquant" tout, alors que cela ne dit en réalité rien d'autre que le seul son des mots prononcés.

Et bien sûr, il ne sera pas difficile de convaincre le "grand public" non averti que, pour identifier ces mystérieuses "choses psychiques" et pour en évaluer les défauts éventuels (en diagnostiquer les "maladies"), il faut avoir suivi une formation particulière, être doté d'un flair et d'une expertise réservés aux seuls diplômés d'arcanes psychodivinatoires et acquis par un long apprentissage spécialisé, une longue initiation. A l'examen cependant, cet apprentissage particulier apparaît purement spéculatif et platonicien, voire parfois ésotérique, très peu scientifique et encore moins probant aux yeux des biologistes rationnels et critiques: cela en dépit des protestations dogmatiques contraires de ceux qui ont docilement ingurgité cet enseignement tout scolastique et prétendent en tirer des recettes pratiques.

Par conséquent aussi, on aime généralement croire et faire croire que soigner les défauts et les "maladies" de toutes ces mystérieuses réifications "psychiques" devrait reposer, logiquement paraît-il, sur des procédés thérapeutiques et rituels eux aussi assez occultes et magiques, différents de ces remèdes "somatiques" plus prosaïques et "matérialistes" qui suffisent habituellement au corps (c'est là une distinction qu'en d'autres domaines on aime à tracer aussi avec complaisance et quelque condescendance parfois un peu snobinarde, par exemple lors d'une comparaison entre les méthodes de l'artiste dit "inspiré" et celles de l'ouvrier ou de l'artisan: rationnels, pragmatiques et empiriques mais dits "terre-à-terre").

Ces antiques croyances (mais encore bien vivaces actuellement) sont l'aboutissement présent, ou plus exactement les vestiges de traditions philosophiques et religieuses millénaires. Ces dernières, bien qu'ayant précédé la méthode scientifique à l'honneur de nos jours, ont persisté plus ou moins inchangées jusqu'à aujourd'hui, malgré l'accumulation des apports scientifiques avec lesquels certains s'efforcent de les faire coexister tant bien que mal. Ces croyances expliquent qu'on veuille stigmatiser l'âme mauvaise ou l'esprit dévoyé du "malade mental", puisqu'il s'agirait là de la véritable "essence" immortelle de l'individu, de son identité porteuse de responsabilité; par opposition avec son corps, cette "enveloppe charnelle" qui ne serait qu'une misérable et périssable carcasse purement mécanique aux ordres de son esprit. Et, comme nous l'avons vu plus haut, on ne "stigmatise" pas une mécanique "fautive", mais bien son concepteur, ou son constructeur, ou encore son pilote ou son conducteur: c.à.d. le donneur d'ordres.

On "stigmatisera" donc volontiers, et les éventuelles victimes voudront condamner, si possible pénalement (pour les partisans du châtiment et/ou de la vengeance appelée par euphémisme "réparation morale"), un malade psychotique halluciné pour avoir molesté un passant dont il s'imaginait menaçé; par contre on absoudra un sourd-muet qui n'aura pas crié "au feu!" ou "au voleur!" quand cela aurait été nécessaire. Dans le premier cas, l' "esprit" est fautif (pas l'invisible cerveau qu'on ignore et méprise), c'est impardonnable; dans le deuxième cas le corps est très manifestement le responsable du délit ou de la faute, car tout le monde peut aisément le constater "de visu" et donc décider que "l'esprit" prisonnier du corps (qu'on ne peut cette fois plus ignorer) est impuissant, donc tout à fait pardonnable. Pour paraphraser Pascal, on ne reproche pas de boiter à quelqu'un qui a une jambe plus courte que l'autre, ce que l'on voit, mais on réprouve "l'esprit boiteux", parce que "l'esprit", lui, on ne le voit pas, mais il est, par sa nature dite immatérielle, décrété distinct et indépendant du corps, autonome (inaltérable et parfait?) et donc "responsable et coupable".

Seuls peu de nos professionnels ont, semble-t-il, appris à PENSER (et à se souvenir durablement) que la machine humaine et son pilote conscient ne sont et ne forment qu'UN SEUL TOUT indissociable. Et ils n'y ont par conséquent ni PENSÉ ni jugé nécessaire d'en instruire le grand public profane: cette situation de fait est la conséquence de notre attachement instinctif - ou "viscéral" - au dualisme philosophique qu'en occident nous attribuons à Descartes, et bien à tort beaucoup de nos contemporains lui en font encore toujours mérite. Car tous les scientifiques aujourd'hui savent que, sur ce point au moins, Descartes s'est trompé (ou bien il n'a pas osé ouvertement contredire le dogme catholique romain tout-puissant et totalitaire de son temps).

Il est parfois difficile de choisir entre différentes hypothèses également plausibles en apparence: par exemple, beaucoup d'entre nous n'auraient-ils que mal appris à PENSER, ou bien, faute d'exercice ou abrutis en permanence sous une avalanche de slogans publicitaires bien sonores mais vides de tout sens véritable, aurions-nous oublié comment on s'y prend pour PENSER juste?

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Première publication: 6 Mars 2009 (J.D.) Dernière modification: 6 Mars 2009

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