Chap. III
Note 2

Les idées délirantes et les convictions aberrantes résistent à toute argumentation rationnelle.

Les "idées délirantes" et les "convictions aberrantes" entretenues et exprimées par les malades schizophrènes sont réfractaires au raisonnement et résistent même aux démonstrations matérielles, concrètes, par lesquelles l'entourage tente d'en prouver l'inanité au malade. Il ne faut donc pas s'obstiner à tenter de convaincre le malade de la fausseté de ses croyances, cela ne conduit qu'à des disputes stériles et des colères inutiles.

Certains malades, pendant l'une ou l'autre accalmie de leurs troubles, parviennent à prendre conscience de l'incohérence de leurs affirmations et parfois nous en parlent (ceci est plutôt rare): d'une part, conduits par un raisonnement éventuellement logique, correct et sans faille, ils parviennent à une certaine conclusion "intellectuelle" et "raisonnable" ou "plausible" mais, d'autre part, ils admettent conserver, en quelque sorte malgré eux, la conviction opposée, en contradiction absolue avec la première et avec la réalité. La conviction absurde est inébranlable et, de manière qui nous paraît extraordinaire, inconcevable et incompréhensible, elle coexiste dans l'esprit du malade avec la notion raisonnable (pendant les moins mauvaises phases de l'affection), voire l'y supplante complètement (lors des "crises").

Tout extraordinaire et difficile à imaginer qu'il paraisse à la plupart d'entre nous, ce phénomène existe pourtant fréquemment chez les enfants mais aussi chez de nombreux adultes en parfaite santé, (mais oui!), que nous côtoyons tous les jours, mais chez qui il ne prend habituellement, et bien sûr heureusement, qu'une forme bien plus atténuée, bénigne et moins invalidante que chez les malades. C'est ce que les anglo-saxons appellent le magical thinking, littéralement la "pensée magique". Comme, par exemple, cet étudiant qui, se rendant à un examen, pense en chemin quelque chose du genre "si je croise trois autos rouges sur mon trajet, je suis sûr que je réussirai à l'oral".

Intellectuellement, "rationnellement", il sait que cette pensée est "idiote". Néanmoins, il peut y "croire un peu", et cette croyance sera encore renforcée si, fortuitement, il lui arrive effectivement de croiser les trois voitures rouges (maintenant d'autant plus vivement souhaitées qu'il est moins assuré de ses connaissances sur les matières de son examen imminent).

Les superstitions individuelles de ce type, plus ou moins passagères (qui nous "traversent l'esprit"), sont diverses à l'infini, et bien plus répandues que nous ne l'imaginons. Quel est celui d'entre nous qui, enfant, n'a pas eu des idées analogues (se manifestant par exemple sous la forme de rituels infantiles plus ou moins "propitiatoires")? Toutefois, en prenant de l'âge et grâce à l'éducation, la logique et la raison ont, en principe, pris le dessus chez 99% d'entre nous... peut-être un peu moins de 99% quand même, car combien de joueurs, de parieurs, ne tirent-ils pas de "raisonnements" infantiles comparables - et dont pourtant, quand on les interroge, ils admettent la nature irrationnelle! - d'improbables raisons d'espérer en la chance? Mais ils sont en général capables de reconnaître ces convictions pour ce qu'elles sont: des superstitions dont on sourit avec indulgence, tout en haussant les épaules. N'y a-t-il pas aussi des superstitions collectives, beaucoup plus répandues, indéracinables, et pourtant reconnues par tous comme étant sans fondements, y compris par ceux-là même qui y croient?

Ces sortes de superstitions, ces croyances sans fondements sont d'autant plus tenaces qu'elles sont entretenues soit par des espoirs, soit par des craintes, par des rancunes ou des répugnances, c'est-à-dire des sentiments. De quelqu'un qu'on n'aime pas (pour des raisons obscures et indéfinissables) et dont un jour on a cru, à tort, par exemple qu'il vous aurait dérobé un objet (retrouvé depuis), combien d'entre nous s'obstinent-ils ensuite à le soupçonner encore d'être un voleur, malgré qu'ils reconnaissent n'avoir pour cela aucune raison valable?
Dans ce cas, les gens raisonnables reconnaissent habituellement que leur méfiance ne se fonde pas sur des faits avérés ni sur la raison, mais sur une antipathie qu'ils admettent mais ne cherchent pas à justifier.

Mais les malades schizophrènes, eux, ont perdu les circuits neuronaux, le support biologique de la capacité d'évaluation critique, celle qui permet de reconnaître la nature irrationnelle des superstitions. Ils sont incapables, soit d'évaluer l'aspect "idiot" ou puéril de l'idée d'une influence des trois autos rouges, soit de conserver cette évaluation en mémoire.
Chez ces malades, tout se passe un peu comme si, pour les sujets ("de pensée") auxquels sont associés des sentiments et des émotions (craintes, aversions, espoirs, etc.), ceux-ci empêchaient de faire la part de ce qui est réel et de ce qui est imaginaire, en faussant prioritairement le raisonnement et la logique. Par contre, les sujets "neutres", c'est-à-dire ceux qui sont pas chargés d'émotions ni de sentiments restent le plus souvent, même chez les malades, susceptibles d'un raisonnement logique cohérent. Voyez aussi
Hallucinations
La tendance à se laisser "aveugler" ou "emporter" par ses sentiments et par ses émotions est, à l'origine, présente sans doute chez chacun de nous, mais nous l'avons habituellement maîtrisée en avançant en âge: l'immense majorité d'entre nous ne prenons plus les objets de nos désirs ni de toutes nos craintes ou de nos aversions pour des réalités avérées sans les soumettre, presque automatiquement, à vérification. Les circuits neuronaux assurant cette évaluation critique permanente de la "coloration émotionnelle" de nos pensées et de nos croyances sont déséquilibrés chez les malades schizophrènes (le cortex frontal et préfrontal d'une part, l'hippocampe, le cortex amygdalien et le cortex temporal d'autre part).


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