Chap. V-3
Note 2

La collaboration étroite et suivie entre patients, familles et professionnels de la psychiatrie est un impératif.

La "collaboration" véritable entre les patients, les familles, les professionnels de la psychiatrie, les enseignants de la psychiatrie, les "intervenants" de la "santé mentale" n'en est encore qu'au stade du rêve et des espoirs de quelques-uns. Pourtant, selon moi, elle est, chez nous, le seul moyen de faire progresser, aussi bien la connaissance que la pratique de la psychiatrie elle-même, que le sort et le bien-être des malades et de ceux qui les entourent. Mais cette collaboration doit être bien mieux pensée et soigneusement organisée qu'on ne semble s'en être rendu compte jusqu'à aujourd'hui, pas seulement chez nous en Belgique, mais sans doute dans le monde entier.

Les malades, leurs familles, les proches n'ont, au départ, pas plus de connaissance ni plus d'expérience de la maladie mentale que ne peut en avoir le grand public, et c'est bien naturel: personne jamais n'est supposé vivre en se préparant délibérément et en permanence à un malheur imprévisible quoique possible, mais dont personne non plus ne sait comment se prémunir. C'est quand il survient qu'alors seulement on le découvre, et on ne le comprend enfin qu'en étant forcé de le subir et le vivre soi-même.

D'autre part, certaines bonnes âmes imaginent instruire et informer le public sur les "maladies mentales" en général et sur "la" schizophrénie en particulier, alors qu'elles n'ont de ces affections, au mieux qu'une représentation théorique ou livresque (voire romanesque), au pire des préjugés et idées reçues qui sont à des années lumière de la réalité vécue quotidiennement par les malades et ceux qui les entourent ou les côtoient.

Ceux qui ne vivent pas avec les malades n'ont toujours pas compris que, pour connaître vraiment les malades et les problèmes qu'ils affrontent, il faut vivre avec eux. Ils ne savent pas que la schizophrénie, cela ne s'enseigne pas ex cathedra; ils ne savent pas que les descriptions qu'ils ont lues dans les livres (ou dans des manuels) et qu'ils répètent ensuite au sujet de ces affections et de leurs victimes ne sont qu'un pâle et schématique reflet d'une réalité dans laquelle on doit s'immerger complètement pour en saisir et mesurer tous les aspects, une réalité qu'on doit vivre à longueur d'années, à la fois pour apprendre à la connaître un peu soi-même d'abord, ensuite pour être capable de peut-être en enseigner certains aspects à d'autres (ce que ni nos enseignants ni nos étudiants jamais ne font donc vraiment: ils n'en ont pas l'occasion, ils ne peuvent pas non plus en prendre le temps).

Pourtant, ce sont ces mêmes bons mais ignorants apôtres qui, grâce à des campagnes de "sensibilisation" qu'ils élaborent à partir de ce que seulement ils imaginent savoir des malades mentaux, croient préparer et aider les familles et leurs malades prospectifs ou potentiels à se confronter à la maladie. Ils se croient capables de changer le regard porté par le public sur les malades, alors qu'eux-mêmes ne les connaissent pas vraiment (car ils ne les fréquentent pas vraiment non plus). Pareille attitude n'est pas seulement irréaliste, mais j'avoue hésiter à lui donner ici le nom pour le moins désobligeant qu'elle mériterait de porter. Ce qui est plus grave encore, c'est qu'elle va à l'encontre du but annoncé.

En effet, de récentes enquêtes d'opinion (canadienne et australienne) viennent confirmer mon scepticisme en montrant que les campagnes de presse censées combattre la "stigmatisation" n'ont en réalité qu'un impact négligeable sur les attitudes d'indifférence, de désintérêt, voire de méfiance des populations envers les malades.

Récemment encore et plus près de chez nous, une étude d'universitaires allemands a montré que si, au cours des dernières années, l'information correcte sur les origines et la nature biologiques des schizophrénies s'était effectivement mieux répandue dans le public à la suite de campagnes dites "de sensibilisation", pourtant et contrairement aux attentes, cette meilleure connaissance ne s'était accompagnée que d'une "prise de distance" encore accrue de la population envers les malades.

Comment d'ailleurs s'étonner de ces résultats, de cette attitude de réserve, dite "négative" de la part du public envers les malades mentaux psychotiques chroniques? Quoiqu'on explique longuement, urbi et orbi (dans des articles de journaux, lors de campagnes de "sensibilisation", sous prétexte de vulgarisation, etc., etc.), qu'ils ne sont, en moyenne, pas plus agressifs ni plus violents que le restant de la population en général, ce qui est vrai, on rappelle en même temps que nombre d'entre eux nous sont difficilement compréhensibles et que, réciproquement, eux-mêmes ne nous comprennent pas bien, que leurs actions et réactions nous sont souvent imprévisibles. Pourquoi par conséquent le grand public choisirait-il de fréquenter de telles personnes plutôt que de les éviter, comment ceux qui ne les connaissent pas depuis toujours ("depuis tout petits") éviteraient-ils d'éprouver, à leur égard, une certaine méfiance, qu'est-ce qui inciterait les gens à faire la connaissance et à rechercher la compagnie d'étrangers, d'inconnus a priori et spontanément peu engageants ou d'un abord difficile (et qui, comme on dit, souvent "ne savent pas comment se conduire"), dont on vous prévient qu'ils ne sont pas méchants, mais qu'on ne sait jamais "ce qui pourrait leur passer par la tête"?

Toutes les explications sur les schizophrénies, c'est d'abord aux parents qu'on peut et qu'on doit les donner, ainsi qu'aux familles et proches de malades, et ensuite à ceux qui font profession de les encadrer. Tous ceux-là ont ou devraient avoir de bonnes raisons d'être motivés pour aider les malades. Mais il ne sert à rien de faire des "campagnes de sensibilisation" destinées à un grand public qui, passez-moi l'expression, n'en a rien à faire, car le grand public s'intéresse bien plus et a beaucoup moins de mal à s'imaginer les détresses de foules qu'on lui montre abondamment en images dans les médias, qu'il n'éprouve un besoin pressant de se représenter celles, plus nombreuses qu'on ne croit mais plus individuelles, plus discrètes: celles des vrais malades mentaux chroniques et de leurs proches.

Ces dernières, on ne fait que lui en parler, fort mal d'ailleurs, dans des articles de journaux, et cela surtout quand l'actualité nationale et internationale se ralentit et que les faits divers de la "santé mentale" viennent alors opportunément au secours des pisseurs de copie en manque de sensation(s) et en panne de copie.

Les familles et proches de malades doivent se regrouper en associations d'entraide et d'information (des sortes d'"universités populaires" spécialisées). Ces associations devraient conclure, avec les Universités, les CHU, les Facultés de Médecine, les Ecoles qui forment les psychologues cliniciens, celles qui forment les travailleurs sociaux, des accords de coopération pour, en s'instruisant mutuellement, mettre en commun leurs expertises et expériences respectives dans toutes les matières qui touchent aux malades mentaux et à leurs conditions de vie. Ces expertises existent bien, mais sous forme fragmentaire et, dispersées, elles ne sont presque jamais mises en commun par les différents groupes qui, au moins en principe, s'occupent des malades mentaux (ou affectent de s'en préoccuper).

Chacun de ces groupes n'a, aujourd'hui, des problèmes soulevés par les maladies mentales, qu'une vision très parcellaire ne permettant pas de s'en faire une représentation globale réaliste et ne peut donc valablement proposer à ces problèmes des solutions réellement et généralement utiles.

A mon avis, ce sont les familles, avec leurs malades, qui possèdent la plus grande part d'expérience vécue et qui sont le mieux à même de mesurer l'ampleur des difficultés pratiques à surmonter. C'est donc, me semble-t-il, à elles de prendre l'initiative de pareille mise en commun - et de création - des ressources, des moyens, des connaissances - mais aussi et tout autant de nos incertitudes et de nos ignorances qu'il est ridicule et nuisible de chercher à dissimuler, car, en (se) les cachant on ne peut que les faire persister sans jamais en rien les réduire.

Cessons enfin de piétiner sur place dans nos approches de la situation des malades mentaux. Contrairement à ce qu'on laisse croire et à ce qu'on prétend faire dans de nombreux pays - dont le nôtre -, la haute main sur pareille tâche d'organisation et de collaboration entre tous les "intervenants", qu'ils soient impliqués de près ou de loin, ne peut surtout pas être confiée aux seules administrations gouvernementales qui n'ont, des maladies mentales et de la "santé mentale", comme ils disent, qu'une vision purement bureaucratique et budgétaire parfaitement et faussement irréaliste (imaginaire, fantaisiste) et déshumanisée.


RETOUR

Menu Articles