PDF

S'EN TENIR À LA SCOLASTIQUE, À SA RHÉTORIQUE ET À L'IMAGINATION, C'EST REFUSER TOUT PROGRÈS VÉRITABLE À LA PSYCHIATRIE

"[...]j'ai souvent dit que philosopher, c'est penser plus loin qu'on ne sait penser, c'est-à-dire aller au-delà du savoir disponible."
André Comte-Sponville
, (21 décembre 2006: Pour une spiritualité laïque).

"But just as the dancer and the dance are indistinguishable, so too are the brain and the mind. They are two different words that refer to the same thing/activity, and neither exists without the other in living human beings."
Prof. Nancy C. Andreasen, M.D., Ph.D.: Brave New Brain, p. 27
Oxford University Press 2004, ISBN 0-19-516728-7

(Tout comme le danseur et la danse ne se peuvent distinguer l'un de l'autre, il en va de même du cerveau et de l'esprit. Ce sont deux mots différents qui renvoient à la même chose/activité, et aucun des deux n'existe sans l'autre chez les humains vivants.)

Peu de personnes s'étonneraient encore de nos jours à la lecture de ces récits d'aventuriers et d'explorateurs des XVIIIème et XIXème siècles, voire du XXème peut-être encore, qui nous relataient - et s'en divertissaient - les réactions d'émerveillement et de crainte superstitieuse manifestée par ceux qu'on appelait alors des "sauvages", mis pour la première fois en présence des produits de la technologie de la civilisation occidentale et industrielle. Nous souririons plutôt de la naïveté de la plupart de ces récits, tout comme, avec le recul, nous apparaît aujourd'hui difficile à supporter la certitude satisfaite de leur supériorité intellectuelle et bien sûr morale (la mentalité coloniale et paternaliste des colonisateurs, sans parler de celle des missionnaires et autres évangélisateurs) affichée par les ethnologues, anthropologues, sociologues et autres philosophes (pensifs-penseurs- rêveurs-rêvant) d'alors envers les peuplades "primitives" qu'ils découvraient et croyaient étudier "objectivement"; ils ne se savaient pas aveuglés par leurs propres a priori qu'ils croyaient "modernes" et "éclairés" ou seuls "vrais" (mais aujourd'hui, les nouveaux a priori ayant remplacé ceux d'alors, souvent rétrospectivement on rebaptise les anciens préjugés du nom de racisme qui, fort commodément pour certains, prétend tout résumer).

Confrontés à des outils, instruments, appareils, machines, véhicules et à une multitude d'autres objets capables d'exploits miraculeux à leurs yeux, tels que, entre autres, de produire des images animées et parlantes, de faire jaillir de la musique de nulle part, de transmettre à distance la voix, etc., etc., ces humains animistes, jusque là ignorants et ignorés de notre civilisation, ne pouvaient voir en ces objets, par exemple que des boîtes ou créatures magiques animées par de mystérieux esprits sans doute au service de ces visiteurs et envahisseurs bizarrement vêtus, ces magiciens (nous?) venus d'un autre monde. Ne possédant que fort peu de ce "savoir scientifique" tel qu'on l'entend dans nos sociétés modernes, ces "primitifs" et "sous-développés", très naturellement et "comme tout le monde" le suppléaient par l'imagination dont on peut dire qu'ils en faisaient leur "philosophie" (leur cosmogonie et leur cosmologie) à eux.

Pourtant, nous les actuels habitants "civilisés" de mégalopoles surpeuplées et de campagnes déjà fort rétrécies par l'envahissante urbanisation, nous dont quelques-uns ont même mis le pied sur la lune ou ont tourné en orbite autour de la terre à des hauteurs et à des vitesses incroyables, nous qui ne semblons toutefois pas capables (ni même désireux?) de contrôler efficacement notre propre démographie galopante, nous qui ne parvenons pas non plus à nous retenir de mettre la biosphère de notre planète en danger, sommes-nous si différents (si "supérieurs") et tellement plus évolués que les derniers et rares représentants de ces tribus en voie de disparition qui nous semblent vivre, aujourd'hui encore, à l'âge de la pierre?

Nous vivons en tous temps entourés des produits accumulés par l'inventivité de l'espèce humaine, et nous ne nous posons plus guère de questions sur la nature des dispositifs et objets dont nous nous servons chaque jour. Nous savons que ces objets sont le produit de l'activité et de l'ingéniosité de l'homme et, par conséquent et à la différence de ces "primitifs" qu'on vient d'évoquer, nous n'éprouvons plus le besoin d'imaginer dans chaque objet - le plus souvent sans pourtant en avoir jamais vu nous-mêmes le contenu - , la présence d'un "esprit" ou d'un "bon génie" qui, en l'habitant et en l'animant, le ferait fonctionner pour nous rendre les services que nous en attendons, un peu à la manière de la lampe d'Aladin qu'il suffirait de frotter. Plus personne ne songerait attribuer à une magie cachée toutes les tâches que nos outils plus ou moins perfectionnés accomplissent pour nous en permanence, ou qu'ils nous permettent d'accomplir.

Et pourtant, au sein de cette multitude humaine grouillante, civilisée et plus ou moins éduquée qui s'entasse dans nos cités, quelle est donc la proportion des individus qui, confrontés par exemple au moindre et banal appareil d'usage quotidien, seraient capables de nous en dire les principes de la construction et du fonctionnement autrement que par des mots en réalité dépourvus pour eux de signification, car ils seraient bien en peine de nous les définir? Entre autres exemples possibles, parmi les innombrables automobilistes encombrant les rues de nos villes et se télescopant sur nos routes, même parmi ceux qui auraient parfois soulevé le capot de leur voiture, combien pourraient nous en décrire les différents organes du moteur et dire comment ceux-ci concourent à son action pour finir par entraîner les roues qui permettent au véhicule de se déplacer?
Combien de ménagères peuvent-elles nous dire ce qu'est l'électricité qui prépare leur café du matin, comment on la fabrique et comment on la transporte partout, jusqu'au domicile de chacun? Comment se fait-il que par une simple pression sur un bouton, on peut commander à l'éclairage, à la radio, à la télévision, laver la vaisselle, converser avec un interlocuteur lointain, réchauffer un repas en quelques minutes dans le four à micro-ondes? Tiens! Justement à propos de micro-ondes, combien d'entre nous encore peuvent-ils dire ce que c'est qu'une onde, bien qu'on en parle à tout propos? (et certains qui parlent avec autorité de "vibrations bonnes ou positives, et de vibrations mauvaises, c'est-à dire négatives" [sic], qu'entendent-ils par là?)

Nous vivons dans une société où la spécialisation et la division des compétences et du travail ont permis des progrès techniques spectaculaires. Ces progrès sont devenus tels que l'accroissement global des connaissances de l'humanité en général fait que chaque individu en particulier n'en possède ni n'en maîtrise plus qu'une infime partie. A part ce que nous avons appris à l'école (et, dans le monde, nombreux encore sont ceux qui n'ont pas eu cette chance) et si toutefois nous ne l'avons pas déjà oublié, nous devons chacun la majeure partie de notre savoir aux autres, à des spécialistes et à des professionnels qui, eux aussi, doivent souvent recourir aux compétences d'autres encore plus savants qu'eux, c'est-à-dire plus spécialisés qu'eux-mêmes, que ce soit dans leur propre domaine ou dans d'autres secteurs de connaissance(s). Nous recourons sans cesse à l'homme de métier, car nous pensons que lui, mieux que nous, il sait d'expérience, par exemple ce qu'est un moteur (à explosion ou électrique ou à vapeur, etc.) parce qu'il en a démonté et réassemblé lui-même à de nombreuses occasions. De même l'ingénieur, l'architecte, l'horloger, le boulanger, et combien d'autres professionnels encore, sont-ils, tous (?) les seuls à posséder tout le savoir nécessaire à l'exercice de leur métier?

Le médecin, lui aussi, a dû apprendre, en allant y voir lui-même du plus près que son outillage le lui permet (en "scrutant" et "sondant" effectivement l'intérieur des corps), comment sont agencés entre eux les différents constituants de notre corps pour en faire un seul organisme. Il a dû apprendre comment ses composantes fonctionnent quand nous nous portons bien, comment il leur arrive de se détraquer et quelles sont alors la plupart des causes de leurs dysfonctionnements, tout cela pour devenir capable de prévenir ces troubles ou, à défaut, d'y apporter remède. Nous ne voyons plus là aucune magie, mais un savoir à la fois empirique et raisonné, lentement et longuement acquis, corrigé, affiné et conforté par des générations de chercheurs appliquant des méthodes expérimentales dites "scientifiques" (rationnelles et logiques) et s'appuyant sur les découvertes et l'expérience sans cesse remises à jour (et en question!) de leurs prédécesseurs: anatomistes, physiologistes, biochimistes, etc., etc., qui, observant depuis les molécules jusqu'à l'organisme entier qu'elles construisent ensemble, ont étudié (et continuent d'étudier) les rouages de cet animal humain qui nous intéresse tout particulièrement.

Les chercheurs scientifiques et ceux qui ensuite appliquent leurs découvertes à l'approfondissement des connaissances et à l'amélioration des conditions de vie de l'homme, ce ne sont ni de purs rêveurs perdus dans leurs nuées ni des illusionnistes exécutant des tours de magie pour amuser le public. Ce ne sont pas non plus des thaumaturges invoquant, pour en obtenir des avantages, des esprits ni l'une ou l'autre divinité imaginaire, supposée bienveillante ou maléfique (mais que personne, même eux! n'a jamais vue de ses propres yeux). Ce sont, tout simplement, des personnes curieuses de comprendre ce monde, avides d'abord de savoir véritable et de vérité. Cependant, nous dont l'immense majorité n'est pas composée de chercheurs ni de scientifiques, nous accordons à ces derniers le privilège de la garde et de l'utilisation à bon escient du savoir qu'ils ont acquis. Dans notre relative ignorance, nous ne pouvons que leur faire confiance. Nous avons fait d'eux nos nouveaux magiciens. Nous disons ne plus croire aux esprits ni à ces bons (ou mauvais) génies avec lesquels, autrefois certains affirmaient être en communication privilégiée et qu'ils prétendaient invoquer, mais nous laissons encore toujours à nos nouveaux magiciens, dépositaires du savoir (et du savoir-faire), le soin de les supplier et d'intercéder auprès d'eux en notre faveur quand nous croyons en avoir besoin. Ne connaissant pas nous-mêmes les bonnes recettes actuelles, nous ne parvenons pas à oublier ni à rejeter les anciennes croyances ni les vieilles incantations dont nous devrions pourtant savoir qu'elles n'étaient que contes de fées et illusions, bonnes tout au plus à rassurer et endormir les enfants.

Les esprits, divinités et génies grands ou petits dont autrefois on implorait les faveurs et les services ont été remplacés aujourd'hui par le jargon scientifique et technique. La magie d'antan s'est désormais réfugiée dans les mots: science, scientifique, énergie, ondes, électricité, génétique, antibiotiques, etc., etc. En fait, c'est notre vocabulaire qui est devenu magique, et nous voudrions croire qu'il peut se suffire à lui-même et répondre à nos besoins quand nous le récitons, même si nous n'en connaissons en réalité que le son que font les mots magiques quand on les prononce, alors que leurs vrais sens nous échappent le plus souvent. Mais, pensons-nous, qu'importe en pratique notre ignorance de fait, si, de leur côté, les hommes de métier connaissent bien le sens, la valeur concrète des termes qu'ils utilisent; si, pour eux et contrairement à nous, les mots qu'ils emploient désignent des choses bien concrètes et des phénomènes dont ils ont l'expérience et sur la nature desquels ils tombent tous d'accord parce qu'ils l'ont pratiquement éprouvée. Nous pouvons leur faire confiance dès lors que, plutôt que d'inventer aux mots un contenu imaginaire et vague pour ensuite s'efforcer d'y croire, ils savent et connaissent aussi ce dont ils parlent, et ils savent ce que, pratiquement, ils font de ce savoir et de cette connaissance.

Combien de nos praticiens de la psychiatrie se font-ils une représentation personnelle et ont-ils le souci (la curiosité) de ce qui peut ou pourrait se passer vraiment, matériellement, sous le crâne de leurs patients? Quand les trains des pensées, des sentiments et des émotions de leurs malades déraillent ou entrent en collision les uns avec les autres, combien de nos psychiatres pensent-ils parfois aux circuits, aux aiguillages et autres signalisations neuronales que ces trains devraient normalement suivre et respecter pour arriver à bonne destination ou à point nommé pour assurer la correspondance avec le train suivant? Le plus souvent, ne se bornent-ils pas à constater que ce ne sont pas les voyageurs prévus qui débarquent sur le quai, ou encore que voyageurs et bagages arrivent hors de propos là où ils ne sont pas attendus? Ils n'inspectent pas les voies du réseau ferroviaire neuronal, soit que celles-ci n'ont à leurs yeux aucune importance, ou que selon eux elles ne naissent et ne se développent que grâce au seul passage des trains qu'on y fait rouler et à quoi ensuite elles obéissent et réagissent (c'est la théorie de la page blanche, la vision dérivée du bon sauvage de J-J. Rousseau - auquel la société et sa culture imposeraient l'architecture et le mode de fonctionnement de son cerveau). En accord avec cette "philosophie", ils tentent seulement de faire mémoriser par les voyageurs (à leurs patients) l'indicateur des départs et des arrivées possibles des trains, et peut-être de leurs horaires. Comme s'ils espéraient ainsi les remettre "en bonne voie" (voire créer les voies de novo!), sans toutefois se soucier de l'existence effective et préalable des voies, de la validité ni du bon état de l'infrastructure des itinéraires (ni s'inquiéter de savoir si le personnel de maintenance ne serait pas en grève?)
Pour faire rouler efficacement les trains, il faut d'abord bien connaître le réseau ferroviaire dans son ensemble et dans les détails de son fonctionnement, sans oublier le matériel roulant. L'imagination d'un chef de gare, fût-il philosophe, ne peut se substituer à la connaissance du réseau ni du matériel qu'il doit gérer.

Pour reprendre une autre métaphore, celle utilisée par Mme Nancy C. Andreasen, nous pourrions dire aussi que quand l'exécution du ballet laisse à désirer, nombreux sont ceux de nos psys chorégraphes qui multiplient les répétitions des représentations mais négligent de s'informer de l'état des chevilles et du dos des danseurs, c'est-à dire de leur bonne forme physique. Ils s'obstinent à croire qu'ils peuvent corriger l'exécution des figures de la danse sans se préoccuper des danseurs sans qui pourtant la danse n'existerait pas.
Pour qu'un ballet soit bien interprété, il faut d'abord, entre autres préoccupations, s'assurer que les danseurs sont au moins en bonne forme physique. Cela suppose que le directeur du ballet, qui n'est habituellement pas médecin, puisse faire appel à des professionnels qui sachent identifier les causes physiques d'une bonne forme - ou d'une méforme - physique. L'imagination du maître de ballet, fût-il philosophe, ne peut pallier les lacunes de ses connaissances médicales.

Si on peut s'accorder avec le philosophe Comte-Sponville pour dire que philosopher, c'est penser plus loin que le savoir disponible, on ne peut toutefois pas en déduire que prétendre philosopher autoriserait de se dispenser d'accroître le savoir afin de mieux soigner. On ne peut pas non plus en conclure que moins on s'efforcerait d'en savoir vraiment sur le cerveau et son fonctionnement, plus on aurait le droit d'élucubrer des théories sur les maladies mentales en les qualifiant de philosophiques et thérapeutiques.


Première publication: 10 Septembre 2007 (J.D.) Dernière modification: 10 Septembre 2007

Menu Articles