VI. Le ROLE des FAMILLES dans les SOINS aux malades schizophrènes

L'apport des familles au soutien et à la réinsertion de leurs malades schizophrènes a toujours été fort important. Cependant, les désastreuses théories de "la mère schizophrénogène" (de Frieda Fromm-Reichmann) et du "milieu familial schizophrénogène", ou encore celle du "double lien" 1 (de Gregory Bateson) qui conduisaient à prôner l'éloignement du malade de sa famille ("couper le cordon ombilical"!) et donc à le condamner à très rapidement devenir clochard, de même que le dénigrement sans nuances des cliniques psychiatriques par les médias leur ont rendu la tâche plus difficile encore qu'elle ne l'était déjà.

Depuis l'avènement des neuroleptiques, la charge des "soins psychiatriques" 2 a été en grande partie transférée du secteur hospitalier vers celui des familles, qui sont mises d'autant plus lourdement à contribution: souvent 24 heures par jour, 365 jours l'an.

Quand un membre de la famille devient schizophrène, la famille est littéralement écrasée par un fardeau rendant presque impossible toute vie familiale normale. Il n'y a guère d'autre maladie qui rende les bonnes relations avec le malade aussi difficiles à établir et à entretenir. L'effet destructeur de la schizophrénie d'un des membres de la famille sur la vie de famille ne peut être vraiment apprécié que par celui-là même qui aurait assisté à l'éclosion de la maladie chez l'un de ses proches parents. Le comportement incompréhensible et imprévisible du malade, la négation de la maladie et son caractère énigmatique, les sentiments de honte et de culpabilité des membres de la famille, tous ces éléments concourent à figer la famille dans son ensemble dans le repli sur soi, le mutisme, l'isolement et l'immobilisme. L'attitude négative et critique (jugements moralisateurs) de la parentèle et des amis, qui ne fait que refléter l'incompréhension générale (elle-même due au manque complet d'information du public), accentue encore leur solitude.

Comme c'est le cas pour d'autres maladies ou accidents graves, les proches sont accablés, choqués, tristes et souvent désespérés quand, après des semaines, voire des mois d'inquiétude, d'angoisses, d'incompréhension, le diagnostic de schizophrénie est enfin envisagé. Aucune maladie n'est plus lourde à porter que la schizophrénie qui se déclare. La première étude sur les effets de cette maladie sur la famille a été publiée aux U.S.A. en 1955. Depuis lors, les enquêtes poursuivies principalement dans les pays anglo-saxons (mais ensuite également dans les pays du continent européen) et les expériences vécues et rapportées par les associations de familles ont montré que:

1. Quand un membre de la famille devient malade, cela engendre chez les autres membres de la famille des sentiments de: crainte, honte, culpabilité, amertume, abattement, et une coupure d'avec le milieu social: entourage, familiers, connaissances, relations, collègues de travail. Souvent, la maladie est niée ou présentée comme une péripétie mineure. Ou, au contraire, il arrive que la maladie, par son caractère obsédant, devienne le seul sujet de conversation encore abordé dans la famille; les proches se font mutuellement des reproches; les frères et soeurs du malade se sentent délaissés; les époux se chamaillent, allant parfois jusqu'à se séparer et entraînant famille et belle-famille dans les disputes et les accusations réciproques.

Quand un conjoint est malade mental, le nombre des divorces et des séparations est de 3 à 4 fois plus élevé que dans le restant de la population. Les maris quittent leur femme schizophrène bien plus souvent que la femme ne se sépare du mari schizophrène (ceci étant peut-être dû, au moins en partie, au fait qu'il y a moins d'hommes schizophrènes mariés, car ils deviennent malades plus jeunes que les femmes). Souvent, ce n'est que par des efforts et une patience parfois surhumains, que beaucoup d'épouses parviennent à maintenir à flot pendant des décennies un mari rendu tyrannique et insupportable par la schizophrénie.

La charge presque intolérable est source d'insomnies et de rupture sociale, de consommation accrue d'alcool et de tranquillisants. Les perspectives de la famille s'assombrissent. Souvent, les sentiments éprouvés pour le malade fluctuent, passant de l'amour et la préoccupation, à la colère, à la haine et au rejet: ceci surtout quand sa maladie rend le patient agressif, grossier, vulgaire, méchant, et que, devant des tierces personnes, il accuse ses proches de le rendre malade.

 

2. Les membres de la famille redoutent particulièrement les symptômes "positifs" ("florides", "productifs") présents pendant les "crises" de la maladie, notamment le comportement agressif (même si, en général il est surtout verbal, les actes violents étant plus rares), les idées délirantes et les hallucinations. Ils ont peur des dangers qui guettent le malade, ou qu'il fait encourir aux autres à cause des situations qu'il provoque bien malgré lui ou sans s'en rendre compte. Leurs nuits sont perturbées, ils ont des difficultés avec le voisinage.

Ils supportent mal les signes "négatifs" tels qu'isolement, mutisme, indifférence, inaction et oisiveté, désintérêt, lenteur, indécision, manque de volonté et de motivation, négligence vestimentaire et de l'hygiène, non fiabilité.

Bien souvent, mal informés au début, les membres de la famille ne reconnaissent pas ces manifestations comme des symptômes de la maladie; ils accusent - à tort - le malade de paresse, d'égoïsme, voire de méchanceté, d'être sale, négligent, mal soigné, bon à rien, non fiable. Redoutant les jugements, par exemple des voisins (ces jugements dont on pense qu’ils ne peuvent être, bien sûr, que réprobateurs comme ceux que, dans les débuts et malgré soi, on se surprend parfois à émettre soi-même), on essaye de cacher le malade à leurs regards. Les membres de la famille s'accommodent mal de ces "signes négatifs" et ont du mal à trouver "la bonne manière" dans leur relation avec le patient. Le climat familial s'en détériore d'autant plus.

 

3. La schizophrénie d'un membre de la famille est souvent cause de pertes financières considérables et peut même plonger la famille dans la pauvreté, si c'est justement le principal pourvoyeur financier qui se trouve atteint.

 

4. De nombreux parents supportent sans se plaindre les charges et les sacrifices consentis pour s'occuper de leur malade. Ils essayent d'éviter l'hospitalisation autant que possible. Ils ne reçoivent malheureusement pas toujours toute l'aide qu'ils seraient en droit d'attendre des professionnels: en particulier quand ces derniers semblent ne se préoccuper que du patient hors de son contexte, et que, paradoxalement et sur base de théories psychanalytiques arbitraires, fantaisistes et non fondées 3 , ils estiment pourtant nécessaire d'éloigner le fils ou la fille de son milieu familial (qu'ils accusent de causer la maladie); ou bien, quand l'époux étant atteint de schizophrénie, ils prétendent le protéger de son épouse en l'en séparant.

Les expériences des familles révèlent que la mise en place et la prise en charge, par les communautés, des "soins ambulatoires de proximité" correspond au voeu pieux d'un idéal n'existant souvent que sur le papier, et qui n'est presque jamais accessible dans la pratique. La multiplication des soins ambulatoires est donc loin d'avoir réduit la charge des familles, bien au contraire: les familles sont devenues le nouveau personnel soignant à temps plein (24h par jour par la même "équipe"! ), elles qui pourtant mériteraient d'être aidées, soutenues, d'avoir de temps à autre un répit, plutôt que d'être critiquées et accusées de fautes imaginaires.

Les tentatives pour contraindre le malade à rompre avec la famille et s'en éloigner (ce que certains osent appeler "couper le cordon ombilical !") sont presque toujours vouées à l'échec, car ce malade n'est pas capable de relever seul les défis de la vie quotidienne; il a besoin, pour survivre, d'une assistance vigilante, et il faut même fréquemment s'assurer qu'il continue à prendre sa médication aux dates et doses prescrites, faute de quoi son état de santé, inéluctablement, se détériorera encore un peu plus.


SUITE - Chapitre VII: Comment se comporter

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